domingo, 12 de agosto de 2012
Le talentueux Mr. Ripley
CHAPITRE PREMIER
Tom jeta un coup d’oeil derrière lui et aperçut l’homme qui sortait de la Cage Verte et qui se dirigeait vers lui. Tom hâta le pas. Pas de doute, l’homme le suivait. Tom l’avait remarqué, cinq minutes plus tôt, qui le dévisageait attentivement depuis la table où il était assis : l’inconnu n’avait pas l’air tout à fait sûr, mais presque. Tom en tout cas lui avait trouvé l’air assez sûr pour avaler son verre rapidement, payer et s’en aller.
Au coin de la rue, Tom se pencha en avant et traversa précipitamment la Cinquième Avenue. Il était tout près de chez Raoul. Fallait-il prendre le risque d’entrer boire encore un verre ? Ne serait-ce pas tenter le sort ? Ou bien devrait-il pousser jusqu’à Park Avenue et essayer de semer son poursuivant à la faveur d’une porte cochère sombre ? Il entra chez Raoul.
Tout en s’approchant d’une place libre au comptoir, il regarda machinalement autour de lui pour voir s’il n’y avait personne de connaissance. Il y avait le gros type roux, dont il ne se rappelait jamais le nom, assis à une table avec une fille blonde. Le rouquin lui fit un petit salut et Tom y répondit en levant une main molle. Il glissa une jambe par-dessus un tabouret et se tourna vers la porte d’un air de défi, mais avec en même temps une désinvolture un peu trop marquée.
« Donnez-moi un gin and tonic », dit-il au barman.
Était-ce un homme comme ça qu’on mettrait à ses trousses ? Voyons... Il n’avait pas du tout l’air d’un policier, ni d’un détective. Il avait l’air d’un homme d’affaires, plutôt le genre père de famille, bien habillé, bien nourri, les tempes grisonnantes, avec quelque chose d’hésitant dans l’allure. Était-ce ce genre d’individu qu’on envoyait pour qu’il se mette à bavarder avec vous dans un bar, et puis, vlan !... la main sur l’épaule, l’autre exhibant un insigne de policier. Tom Ripley, au nom de la loi, je vous arrête. Tom guettait la porte.
Le voilà qui arrivait. L’homme parcourut des yeux le bar, aperçut Tom, et son regard aussitôt se détourna. Il ôta son chapeau de paille et s’installa au tournant du comptoir.
« Mon Dieu, que voulait-il ? Ce n’était sûrement pas un inverti », se répéta Tom ; son cerveau aux abois chercha le mot, puis le retrouva avec soulagement, comme si cette épithète pouvait le protéger : il aurait préféré que l’homme fût un inverti plutôt qu’un policier. À un inverti, il pouvait simplement dire : « Non, merci », en souriant, et s’éloigner. Tom se hissa plus confortablement sur son tabouret, prêt à affronter l’orage.
Il vit l’homme congédier d’un geste le barman, puis longer le comptoir pour s’approcher de lui. Ça y était ! Tom le regardait, pétrifié. « Ils ne me colleront pas plus de dix ans, se dit Tom. Peut-être quinze, mais avec la bonne conduite... » Au même instant, les lèvres de l’inconnu s’entrouvrirent, l’homme parla, et Tom éprouva soudain un regret lancinant.
« Je vous demande pardon, n’êtes-vous pas Tom Ripley ?
— Si.
— Je m’appelle Herbert Greenleaf. Je suis le père de Richard Greenleaf. » Tom était plus décontenancé par l’expression de son interlocuteur que si l’autre avait braqué sur lui le canon d’un revolver. Il arborait une expression affable, souffrante et engageante. « Vous êtes un ami de Richard, n’est-ce pas ? »
Ce nom lui disait quelque chose. Dickie Greenleaf. Un grand type blond. Il avait beaucoup d’argent, Tom s’en souvenait. « Oh ! Dickie Greenleaf. Oui.
— En tout cas, vous connaissez Charles et Martha Schriever. Ce sont eux qui m’ont parlé de vous, qui m’ont dit que vous pourriez... heu... Si nous nous asseyions à une table ?
— Volontiers », fit Tom en prenant son verre. Il le suivit jusqu’à une table inoccupée, au fond de la petite salle. « Encore un sursis, pensa-t-il. Je suis toujours libre ! » Personne n’allait l’arrêter. Il s’agissait d’autre chose. Peu importait quoi, ce n’était du moins pas de l’escroquerie, de l’usage de faux ni rien de tout cela. Peut-être Richard avait-il des ennuis. Peut-être M. Greenleaf avait-il besoin des lumières de Tom, de son concours. Tom savait exactement ce qu’il fallait dire à un père comme M. Greenleaf.
« Je n’étais pas tout à fait sûr que vous fussiez Tom Ripley, dit M. Greenleaf. Je crois que je ne vous ai vu qu’une fois. Vous n’étiez pas venu un jour à la maison avec Richard ?
— Il me semble que oui.
— Les Schriever m’ont donné votre signalement. Nous sommes tous partis à votre recherche, parce que les Schriever avaient proposé de se retrouver chez eux. Quelqu’un leur a dit que vous alliez de temps en temps à la Cage Verte. C’est le premier soir où j’essaie de vous trouver, alors je crois que j’ai de la chance, dit-il en souriant. Je vous ai mis un mot la semaine dernière, mais vous ne l’avez peut-être pas reçu.
— Non, je ne l’ai pas reçu. » Marc ne lui faisait donc pas suivre son courrier, songea Tom. Le salaud. Peut-être avait-il là-bas un chèque de tante Dottie qui l’attendait. « J’ai déménagé il y a une huitaine de jours, précisa Tom.
— Oh ! c’est pour ça. D’ailleurs, je ne disais pas grand-chose dans cette lettre. Seulement que j’aimerais vous voir et bavarder avec vous. Les Schriever semblaient croire que vous connaissiez très bien Richard.
— Je me souviens de lui, en effet.
— Mais vous n’êtes pas en correspondance avec lui ? » Il avait l’air déçu.
« Ma foi, non. Cela doit bien faire deux ans que je n’ai pas vu Dickie.
— Il est en Europe depuis deux ans. Les Schriever m’ont dit le plus grand bien de vous, et ils pensaient que vous pourriez peut-être avoir quelque influence sur Richard si vous lui écriviez. Je voudrais qu’il rentrât. Il a un certain nombre de responsabilités... mais, pour le moment, il ne tient aucun compte de tout ce que sa mère ou moi-même essayons de lui dire. »
Tom était de plus en plus interloqué. « Que vous ont dit au juste les Schriever ?
— Ils ont dit, sans doute exagéraient-ils un peu, que Richard et vous étiez très grands amis. Ils semblaient s’imaginer que vous correspondiez régulièrement. Vous comprenez, je ne connais plus guère les amis de Richard... »
Il regarda le verre de Tom ; il semblait avoir envie de lui offrir au moins une consommation, mais le verre de Tom était presque plein.
Tom se souvenait être allé à un cocktail chez les Schriever avec Dickie Greenleaf. Peut-être les Greenleaf étaient-ils plus liés que lui avec les Schriever, ce qui expliquerait tout, car il n’avait pas vu les Schriever plus de trois ou quatre fois dans sa vie. « Et la dernière fois, se dit Tom, c’était le soir où il avait rempli pour lui la déclaration d’impôts de Charley Schriever. » Charley était metteur en scène à la télévision, et il était complètement perdu au milieu de ses comptes de piges. Charley avait considéré Tom comme un génie parce que celui-ci avait calculé sa déclaration et était parvenu à un chiffre inférieur à celui qu’avait trouvé Charley – et cela le plus légalement du monde. Sans doute était-ce à cela qu’il devait cette recommandation de Charley. En le jugeant d’après le souvenir de cette soirée, Charley avait dû dire à M. Greenleaf que Tom était un garçon intelligent, plein de bon sens, scrupuleusement honnête et tout disposé à rendre service. Ce qui n’était pas tout à fait exact.
« Je ne pense pas que vous connaissiez quelqu’un d’autre dans l’entourage de Richard qui soit susceptible d’avoir un peu d’influence sur lui ? » demanda M. Greenleaf, tout penaud.
Il y avait bien Buddy Lankenau. Mais il ne voulait pas infliger à Buddy une corvée pareille. « Je ne vois malheureusement pas, dit Tom, en secouant la tête. Pourquoi Richard ne veut-il pas rentrer ?
— Il dit qu’il préfère vivre là-bas. Mais sa mère est très malade... Enfin, ce sont des histoires de famille. Je suis navré de vous ennuyer avec cela. » Il passa nerveusement la main sur ses cheveux gris bien peignés. « Il dit qu’il peint. Il n’y a pas de mal à cela, mais il n’a pas de talent. Il est par contre très doué pour le dessin de bateaux, pour peu qu’il veuille s’en donner la peine. » Il leva les yeux pour répondre au garçon qui venait prendre leurs commandes « Un scotch and soda, s’il vous plaît. Un Dewar. Vous ne voulez rien ?
— Non, merci », dit Tom.
M. Greenleaf regarda Tom comme s’il voulait s’excuser : « Vous êtes le premier des amis de Richard qui accepte même de m’écouter. Ils me considèrent tous comme si j’essayais de me mêler de sa vie privée. »
Tom comprenait très bien. « Je ne demanderais pas mieux que de vous aider », dit-il poliment. Il se souvenait maintenant que l’argent de Dickie venait d’une société de constructions navales. Une affaire de petits voiliers. Sans doute son père voulait-il que Dickie rentrât pour reprendre la maison. Tom fit un vague sourire à l’intention de M. Greenleaf, puis vida son verre. Il était assis au bord de son fauteuil, prêt à lever le siège, mais le désappointement de son compagnon était presque palpable. « Où est-il en Europe ? demanda Tom qui s’en fichait éperdument.
— Dans une ville qui s’appelle Mongibello, au sud de Naples. Il n’y a même pas de bibliothèque là-bas, à ce qu’il me dit. Il partage son temps entre le voilier et la peinture. Il a acheté une maison. Richard a des revenus personnels, ce n’est pas énorme, mais ce doit être suffisant pour vivre en Italie. Chacun son goût, bien sûr, mais je ne vois vraiment pas ce qui l’attire là-bas. » M. Greenleaf sourit crânement. « Puis-je vous offrir quelque chose, M. Ripley ? » demanda-t-il quand le garçon revint avec son whisky.
Tom avait envie de s’en aller. Mais cela l’ennuyait de partir en laissant l’autre assis tout seul devant sa consommation. « Ma foi oui, volontiers, dit-il en tendant son verre vide au garçon.
— Charley Schriever m’a dit que vous étiez dans les assurances, commença courtoisement M. Greenleaf.
— J’étais en effet dans les assurances il y a quelque temps. Je... » Non, il n’allait pas dire qu’il travaillait aux contributions, pas maintenant. « Je suis pour l’instant au service comptabilité d’une agence de publicité.
— Ah ! oui ? »
Ils demeurèrent quelques instants silencieux. M. Greenleaf fixait sur Tom un regard avide, pathétique. Tom se demandait ce qu’il pourrait bien dire. Il regrettait déjà d’avoir accepté de prendre quelque chose.
« Au fait, quel âge a donc Dickie maintenant ? demanda-t-il.
— Il a vingt-cinq ans. »
« Comme moi », pensa Tom. Dickie ne devait pas s’embêter en Italie. Il avait de l’argent, une maison, un bateau. Pourquoi aurait-il envie de rentrer ? Le visage de Dickie se précisait peu à peu dans son souvenir : il avait un large sourire, des cheveux blonds aux boucles courtes, un air insouciant. Dickie avait de la chance. Que faisait-il, lui, Tom, à vingt-cinq ans ? Il vivait à la petite semaine. Sans compte en banque. Et voilà maintenant que pour la première fois de sa vie il en était à éviter la police. Il était doué pour les mathématiques. Pourquoi diable ne trouvait-on pas un moyen de le payer pour ça ? Tom se rendit compte que tous ses muscles étaient tendus, que la boîte d’allumettes qu’il tripotait entre ses doigts était complètement aplatie. Il en avait assez. Bon sang, il en avait assez, assez, assez ! Il aurait voulu se lever brusquement et s’en aller sans un mot. Il aurait voulu se retrouver tout seul au bar, comme tout à l’heure.
Il but une gorgée. « Je serai très heureux d’écrire à Dickie si vous me donnez son adresse, s’empressa-t-il de dire. Je pense qu’il se souviendra de moi. Nous avons passé un week-end ensemble chez des amis communs à Long Island, je m’en souviens. Dickie et moi étions allés ramasser des champignons, et tout le monde en avait mangé au petit déjeuner. » Tom sourit. « Deux garçons de la bande avaient été malades, et ce n’avait pas été un week-end très réussi. Mais je me rappelle que Dickie parlait déjà d’aller en Europe. Il a dû partir juste...
— Je me souviens ! dit M. Greenleaf. C’est le dernier week-end que Richard a passé ici. Je crois bien qu’il m’a parlé en effet des champignons. » Il eut un rire un peu forcé.
« Je suis également venu un certain nombre de fois chez vous, reprit Tom, qui commençait à s’échauffer. Dickie m’a montré des maquettes de bateaux posées sur une table dans sa chambre.
— Ce ne sont que des essais enfantins ! fit M. Greenleaf, radieux. Il ne vous a jamais montré ses maquettes de coques ? Ou ses dessins ? »
Dickie ne lui avait rien montré du tout, mais Tom répondit avec entrain : « Oui, bien sûr ! Des dessins à la plume. Il y en avait de magnifiques. » Tom ne les avait jamais vus, mais il se les représentait très bien maintenant, des dessins techniques, précis et détaillés, avec le nom de chaque écrou, de chaque boulon ; il s’imaginait Dickie souriant en train de les lui exhiber, et il aurait pu les décrire longuement pour le plus grand ravissement de M. Greenleaf, mais il se contint.
« Oui, Richard est très doué pour ce genre de choses, déclara M. Greenleaf d’un air satisfait.
— Je pense bien », renchérit Tom. Son ennui évoluait, suivant un processus que Tom connaissait bien. Il éprouvait parfois ces sentiments à des réceptions, mais le plus souvent quand il dînait avec quelqu’un qu’il n’avait jamais eu tellement envie de retrouver et que la soirée se prolongeait interminablement. Il savait qu’il était maintenant capable d’être d’une politesse délirante pendant peut-être encore une heure si c’était nécessaire, et puis que quelque chose exploserait en lui et le précipiterait vers la porte. « Je suis navré de ne pas être libre pour le moment, sinon j’aurais été ravi d’aller voir sur place si je pouvais persuader Richard moi-même. Peut-être en effet pourrai-je l’influencer, dit-il simplement parce que M. Greenleaf avait envie qu’il le dît.
— Si vous croyez vraiment... enfin, je veux dire, je ne sais pas si vous envisagez ou non un voyage en Europe...
— Non, pas pour le moment.
— Richard a toujours subi l’influence de ses amis. Si vous-même ou si quelqu’un comme vous qui le connaisse, pouvait avoir un congé, je serais même prêt à lui demander d’aller lui parler. Je crois que cela aurait plus de poids que si j’y allais moi-même. Je ne pense pas que vous puissiez obtenir un congé, M. Ripley ? »
Tom sursauta. Il prit un air songeur. Il y avait là une possibilité. Son instinct l’avait flairée et était en alerte avant même que son cerveau eût appréhendé la chose. Situation actuelle : néant. Il ferait d’ailleurs aussi bien de quitter New York dans les plus brefs délais. « Ce serait peut-être possible », dit-il prudemment, avec le même air réfléchi que s’il était en ce moment même en train d’examiner les milliers de petits liens qui pourraient le retenir.
« Si vous alliez là-bas, je serais trop heureux de prendre tous vos frais à ma charge, cela va sans dire. Pensez-vous vraiment que vous puissiez vous arranger ? Pour cet automne, par exemple ? »
On était déjà à la mi-septembre. Tom fixait la chevalière en or au blason presque effacé qui ornait le petit doigt de M. Greenleaf. « Je pense que oui. Je serai ravi de revoir Richard... surtout si vous croyez que je puisse être de quelque utilité.
— Mais oui ! Je suis sûr qu’il vous écouterait. Et puis le seul fait que vous ne le connaissiez pas très bien... Si vous lui expliquiez nettement pourquoi vous estimez qu’il devrait rentrer, il saurait bien que vous n’avez personnellement aucun intérêt à ce qu’il revienne. » M. Greenleaf se renversa dans son fauteuil, toisant Tom d’un regard bienveillant. « C’est drôle, figurez-vous, Jim Burke et sa femme – Jim, c’est mon associé – sont passés par Mongibello l’an dernier, au cours d’une croisière. Richard leur avait promis de rentrer pour l’hiver. L’hiver dernier, Jim y a renoncé. Quel garçon de vingt-cinq ans écoute un homme de soixante ans ou davantage ? Vous réussirez probablement là où nous avons tous échoué.
— Je l’espère, dit Tom modestement.
— Vous prendrez bien encore quelque chose ? Un bon cognac ? »
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