miércoles, 15 de agosto de 2012

J´irai cracher sur vos tombes


Personne ne me connaissait à Buckton. Clem avait
choisi la ville à cause de cela; et d'ailleurs, même si je
m'étais dégonflé, il ne me restait pas assez d'essence
pour continuer plus haut vers le nord. A peine cinq
litres. Avec mon dollar, la lettre de Clem, c'est tout ce
que je possédais. Ma valise, n'en parlons pas. Pour ce
qu'elle contenait. J'oublie : j'avais dans le coffre de la
voiture le petit revolver du gosse, un malheureux 6,35
bon marché; il était encore dans sa poche quand le
shérif était venu nous dire d'emporter le corps chez nous
pour le faire enterrer. Je dois dire que je comptais sur la
lettre de Clem plus que sur tout le reste. Cela devait
marcher, il fallait que cela marche. Je regardais mes
mains sur le volant, mes doigts, mes ongles. Vraiment
personne ne pouvait trouver à y redire. Aucun risque de
ce côté. Peut-être allais-je m'en sortir...
Mon frère Tom avait connu Clem à l'Université. Clem
ne se comportait pas avec lui comme les autres étudiants.
Il lui parlait volontiers; ils buvaient ensemble,
sortaient ensemble dans la Caddy de Clem. C'est à cause
de Clem qu'on tolérait Tom. Quand il partit remplacer
son père à la tête de la fabrique, Tom dut songer à s'en
aller aussi. Il revint avec nous. Il avait beaucoup appris,
et n'eut pas de mal à être nommé instituteur de la
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nouvelle école. Et puis, l'histoire du gosse flanquait tout
par terre. Moi, j'avais assez d'hypocrisie pour ne rien
dire, mais pas le gosse. Il n'y voyait aucun mal. Le père
et le frère de la fille s'étaient chargés de lui.
De là venait la lettre de mon frère à Clem. Je ne
pouvais plus rester dans ce pays, et il demandait à Clem
de me trouver quelque chose. Pas trop loin, pour qu'il
puisse me voir de temps en temps, mais assez loin pour
que personne ne nous connaisse. Il pensait qu'avec ma
figure et mon caractère, nous ne risquions absolument
rien. Il avait peut-être raison, mais je me rappelais tout
de même le gosse.
Gérant de librairie à Buckton; voilà mon nouveau
boulot. Je devais prendre contact avec l'ancien gérant et
me mettre au courant en trois jours. Il changeait de
gérance, montait en grade et voulait faire de la poussière
sur son chemin.
Il y avait du soleil. La rue s'appelait maintenant Pearl-
Harbour Street. Clem ne le savait probablement pas. On
lisait aussi l'ancien nom sur les plaques. Au 270, je vis le
magasin et j'arrêtai la Nash devant la porte. Le gérant
recopiait des chiffres sur des bordereaux, assis derrière
sa caisse; c'était un homme d'âge moyen, avec des yeux
bleus durs et des cheveux blond pâle, comme je pus le
voir en ouvrant la porte. Je lui dis bonjour.
— Bonjour. Vous désirez quelque chose?
— J'ai cette lettre pour vous.
— Ah! C'est vous que je dois mettre au courant.
Faites voir cette lettre.
Il la prit, la lut, la retourna et me la rendit.
— Ce n'est pas compliqué, dit-il. Voilà le stock. (Il
eut un geste circulaire.) Les comptes seront terminés ce
soir. Pour la vente, la publicité et le reste, suivez les
indications des inspecteurs de la boîte et des papiers, que
vous recevrez.
— C'est un circuit?
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— Oui. Succursales.
— Bon, acquiesçai-je. Qu'est-ce qui se vend le plus?
— Oh! Romans. Mauvais romans, mais ça ne nous
regarde pas. Livres religieux, pas mal, et livres d'école
aussi. Pas beaucoup de livres d'enfants, non plus de
livres sérieux. Je n'ai jamais essayé de développer ce
côté-là.
— Les livres religieux, pour vous, ce n'est pas sérieux.
Il se passa la langue sur les lèvres.
— Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit.
Je ris de bon coeur.
— Ne prenez pas ça mal, je n'y crois pas beaucoup
non plus.
— Eh bien, je vais vous donner un conseil. Ne le
faites pas voir aux gens, et allez écouter le pasteur tous
les dimanches, parce que sans ça, ils auront vite fait de
vous mettre à pied.
— Oh! ça va, dis-je. J'irai écouter le pasteur.
— Tenez, dit-il en me tendant une feuille. Vérifiez ça.
C'est la comptabilité du mois dernier. C'est très simple.
On reçoit tous les livres par la maison mère. Il n'y a
qu'à tenir compte des entrées et des sorties, en triple
exemplaire. Ils passent ramasser l'argent tous les quinze
jours. Vous êtes payé par chèques, avec un petit
pourcentage.
— Passez-moi ça, dis-je.
Je pris la feuille, et je m'assis sur un comptoir bas,
encombré de livres sortis des rayons par les clients, et
qu'il n'avait probablement pas eu le temps de remettre
en place.
— Qu'est-ce qu'il y a à faire dans ce pays? lui
demandai-je encore.
— Rien, dit-il. Il y a des filles au drugstore en face, et
du bourbon chez Ricardo, à deux blocks.
Il n'était pas déplaisant, avec ses manières brusques.
— Combien de temps que vous êtes ici?
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— Cinq ans, dit-il. Encore cinq ans à tirer.
— Et puis?
— Vous êtes curieux.
— C'est votre faute. Pourquoi dites-vous
cinq? Je ne vous ai rien demandé.
Sa bouche s'adoucit un peu et ses yeux se plissèrent.
— Vous avez raison. Eh bien, encore cinq et je me
retire de ce travail.
— Pour quoi faire?
— Ecrire, dit-il. Ecrire des best-sellers. Rien que des
best-sellers. Des romans historiques, des romans où des
nègres coucheront avec des blanches et ne seront pas
lynchés, des romans avec des jeunes filles pures qui
réussiront à grandir intactes au milieu de la pègre
sordide des faubourgs.
Il ricana.
— Des best-sellers, quoi ! Et puis des romans extrêmement
audacieux et originaux. C'est facile d'être audacieux
dans ce pays; il n'y a qu'à dire ce que tout le
monde peut voir en s'en donnant la peine.
— Vous y arriverez, dis-je.
— Sûrement, j'y arriverai. J'en ai déjà six de prêts.
— Vous n'avez jamais essayé de les placer?
— Je ne suis pas l'ami ou l'amie de l'éditeur, et je n'ai
pas assez d'argent à y mettre.
— Alors?
— Alors, dans cinq ans, j'aurai assez d'argent.
— Vous y arriverez certainement, conclus-je.
Pendant les deux jours qui suivirent, le travail ne
manqua pas, malgré la réelle simplicité de fonctionnement
du magasin. Il fallut mettre à jour les listes de
commande, et puis Hansen — c'était le nom du gérant —
me donna divers tuyaux sur les clients dont un certain
nombre passait régulièrement le voir pour discuter
littérature. Ce qu'ils en savaient se bornait à ce qu'ils
pouvaient en apprendre dans le Saturday Review ou la
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page littéraire du journal local qui tirait tout de même à
soixante mille. Je me contentais, pour l'instant, de les
écouter discuter avec Hansen, tâchant de retenir leurs
noms, et de me rappeler leurs figures, car, ce qui compte
beaucoup en librairie, plus qu'ailleurs, c'est d'appeler
l'acheteur par son nom dès qu'il met le pied dans la
boutique.
Pour le logement, je m'étais arrangé avec lui. Je
reprendrais les deux pièces qu'il occupait au-dessus du
drugstore en face. Il m'avait avancé quelques dollars, en
attendant, afin de me permettre de vivre trois jours à
l'hôtel, et il eut l'attention de m'inviter à partager ses
repas deux fois sur trois, m'évitant ainsi d'accroître ma
dette envers lui. C'était un chic type. J'étais ennuyé pour
lui de cette histoire de best-sellers; on n'écrit pas un
best-seller comme ça, même avec de l'argent. Il avait
peut-être du talent. Je l'espérais pour lui.
Le troisième jour, il m'emmena chez Ricardo boire un
coup avant le déjeuner. Il était dix heures, il devait partir
l'après-midi.
C'était le dernier repas que nous prendrions ensemble.
Après, je resterais seul en face des clients, en face de la
ville. Il fallait que je tienne. Déjà, quel coup de chance
d'avoir trouvé Hansen. Avec mon dollar, j'aurais pu
vivre trois jours en vendant des bricoles mais comme
cela j'étais retapé à bloc. Je repartais du bon pied.
Chez Ricardo, c'était l'endroit habituel, propre,
moche. Cela sentait l'oignon frit et le doughnut. Un type
quelconque, derrière le comptoir, lisait un journal distraitement.
— Qu'est-ce qu'on vous sert? demanda-t-il.
— Deux bourbons, commanda Hansen en m'interrogeant
du regard.
J'acquiesçai.
Le garçon nous le donna dans de grands verres, avec
de la glace et des pailles.
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— Je le prends toujours comme ça, expliqua Hansen.
Ne vous croyez pas forcé...
— Ça va, dis-je.
Si vous n'avez jamais bu de bourbon glacé avec une
paille, vous ne pouvez pas savoir l'effet que cela produit.
C'est comme un jet de feu qui vous arrive sur le palais.
Du feu doux, c'est terrible.
— Fameux! approuvai-je.
Mes yeux tombèrent sur ma figure dans une glace.
J'avais l'air complètement sonné. Je ne buvais plus
depuis déjà un certain temps. Hansen se mit à rire.
— Vous en faites pas, dit-il. On s'habitue vite,
malheureusement. Allons, continua-t-il, il faudra que
j'apprenne mes manies au garçon du prochain bistrot où
je m'abreuverai...
— Je regrette que vous partiez, dis-je.
Il rit.
— Si je restais, c'est vous qui ne seriez pas là!... Non,
continua-t-il, il vaut mieux que je m'en aille. Plus que
cinq ans, sacré nom !
Il termina son verre d'une seule aspiration et en
commanda un second.
— Oh! vous vous y ferez vite. Il me regardait de haut
en bas. Vous êtes sympathique. Il y a quelque chose en
vous qu'on ne comprend pas bien. Votre voix.
Je souris sans répondre. Ce type était infernal.
— Vous avez une voix trop pleine. Vous n'êtes pas
chanteur?
— Oh ! je chante quelquefois pour me distraire.
Je ne chantais plus maintenant. Avant, oui, avant
l'histoire du gosse. Je chantais et je m'accompagnais à la
guitare. Je chantais les blues de Handy et les vieux
refrains de La Nouvelle-Orléans, et d'autres que je
composais sur la guitare, mais je n'avais plus envie de
jouer de la guitare. Il me fallait de l'argent. Beaucoup.
Pour avoir le reste.
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— Vous aurez toutes lès femmes, avec cette voix-là,
dit Hansen.
Je haussai les épaules.
— Ça ne vous intéresse pas?
Il me lança une claque dans le dos.
— Allez faire un tour du côté du drugstore. Vous les
trouverez toutes là. Elles ont un club dans la ville. Un
club de bobby-soxers. Vous savez, les jeunes qui mettent
des chaussettes rouges et un chandail à raies, et qui
écrivent à Frankie Sinatra. C'est leur G.Q.G., le
drugstore. Vous avez dû en voir déjà? Non, c'est vrai,
vous êtes resté au magasin presque tous les jours.
Je repris un autre bourbon à mon tour. Cela circulait
à fond dans mes bras, dans mes jambes, dans tout mon
corps. Là-bas, nous manquions de bobby-soxers. J'en
voulais bien. Des petites de quinze seize ans, avec des
seins bien pointus sous des chandails collants, elles le
font exprès, les garces, elles le savent bien. Et les
chaussettes. Des chaussettes jaune vif ou vert vif, bien
droites dans des souliers plats ; et des jupes amples, des
genoux ronds; et toujours assises par terre, avec les
jambes écartées sur des slips blancs. Oui, j'aimais ça, les
bobby-soxers.
Hansen me regardait.
— Elles marchent toutes, dit-il. Vous ne risquez pas
grand-chose. Elles ont des tas d'endroits où elles peuvent
vous emmener.
— Ne me prenez pas pour un porc, dis-je.
— Oh! non, dit-il. Je voulais dire, vous emmener
danser et boire.
Il sourit. J'avais l'air intéressé, sans doute.
— Elles sont drôles, dit-il. Elles viendront vous voir
au magasin.
— Qu'est-ce qu'elles peuvent y faire?
— Elles vous achètent des photos d'acteurs, et,
comme par hasard, tous les livres de psychanalyse.

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