domingo, 12 de agosto de 2012

Le grand sommeil


Raymond Chandler
LE GRAND SOMMEIL
1939
Traduction de Boris Vian

I
Il était à peu près onze heures du matin, on arrivait à la mi-octobre et, sous le soleil voilé, l’horizon limpide des collines semblait prêt à accueillir une averse carabinée.
Je portais mon complet bleu clair, une chemise bleu foncé, une cravate et une pochette assorties, des souliers noirs et des chaussettes de laine noire à baguettes bleu foncé. J’étais correct, propre, rasé, à jeun et je m’en souciais comme d’une guigne. J’étais, des pieds à la tête, le détective privé bien habillé. J’avais rendez-vous avec quatre millions de dollars.
L’entrée principale de la demeure des Sternwood avait deux étages de haut. Au-dessus des portes, de taille à laisser passer un troupeau d’éléphants hindous, un grand panneau de verre gravé représentait un chevalier en armure sombre, déli-vrant une dame attachée à un arbre et qui n’était revêtue que de ses longs cheveux ingénieusement disposés. Le chevalier avait rejeté la visière de son casque en arrière pour se donner un air plus sociable, et il tripotait les noeuds des ficelles qui retenaient la dame à l’arbre, sans arriver à rien. Je le considérai et je me dis que si j’habitais la maison, tôt ou tard, il faudrait que je grimpe l’aider… il n’avait pas l’air de s’y mettre sérieusement.
J’avisai des portes-fenêtres au fond du hall, au-delà des-quelles un large tapis d’herbe émeraude s’étendait jusqu’à un garage blanc devant lequel un jeune chauffeur mince et brun, qui portait des leggins noirs luisants, briquait une Packard dé-capotable marron. Derrière le garage, quelques arbres ornemen-taux bichonnés comme des caniches. Derrière les arbres, une
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grande serre surmontée d’un dôme. Des arbres encore et, der-rière le tout, l’horizon stable et solide des collines inégales.
Côté est, dans le hall, un escalier aérien carrelé s’élevait jusqu’à une galerie à balustrade de fer forgé ornée d’une se-conde pièce montée en verre gravé. De grands fauteuils raides garnis de coussins bombés de peluche rouge s’appuyaient contre le mur dans les espaces disponibles. On songeait, en les voyant, que personne ne devait jamais s’y asseoir. Au milieu du mur ouest, il y avait une grande cheminée vide dotée d’un écran de cuivre formé de quatre panneaux articulés. Le manteau de marbre était orné d’amours. Au-dessus du manteau, un grand portrait à l’huile et, au-dessus du portrait, troués de balles ou mangés aux mites, deux fanions de cavalerie croisés dans un cadre de verre. Le portrait était un machin bien raide, représen-tant un officier en grande tenue de l’époque de la guerre du Mexique ou à peu près. L’officier portait une impériale noire bien propre, des moustaches noires, des yeux d’un noir de char-bon, brûlants, et l’allure générale du monsieur avec qui il vaut mieux être d’accord. Je pensai que c’était probablement le grand-père du général Sternwood. Ça aurait difficilement pu être le général lui-même, quoique j’aie entendu dire qu’il était rudement vieux pour avoir deux filles âgées d’une vingtaine d’années.
Je regardais toujours les yeux noirs et brûlants, lorsqu’une porte s’ouvrit plus loin, sous les marches. Ce n’était pas le larbin qui revenait. C’était une fille.
Elle avait dans les vingt ans. Elle était mince et délicate-ment fabriquée, mais elle paraissait apte à tenir le coup. Elle portait des slacks bleu pâle et ça lui allait bien. Elle marchait comme si elle flottait. Ses cheveux flous faisaient une légère vague noisette coupée beaucoup plus court que la mode actuelle des coiffures de page et des rouleaux. Ses yeux gris ardoise po-sés sur moi étaient à peu près dépourvus d’expression. Elle
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s’approcha de moi, sa bouche sourit… Elle avait de petites dents aiguës de bête de proie, blanches comme l’intérieur d’une écorce d’orange fraîche, et luisantes comme de la porcelaine. Elles bril-laient entre ses lèvres minces et trop serrées. Son teint man-quait de rose et elle n’avait pas l’air très saine.
– Vous êtes grand, non ? dit-elle.
– Je ne l’ai pas fait exprès.
Ses yeux s’arrondirent. Elle était déconcertée. Elle réflé-chissait. On se connaissait depuis bien peu de temps, mais je m’aperçus immédiatement que la réflexion ne devait pas être son fort.
– Beau garçon, en plus, dit-elle. Et je parie que vous le sa-vez.
Je grognai.
– Comment vous appelez-vous ?
– Reilly, dis-je, Nichachien Reilly.
– C’est un drôle de nom.
Elle se mordit la lèvre, tourna un peu la tête et me regarda du coin de l’oeil. Et puis elle abaissa ses cils sur ses joues, et les releva lentement comme un rideau de scène. Elle devait, par la suite, m’habituer à ce truc. C’était destiné en principe à me ren-verser sur le dos, les quatre pattes en l’air.
– Vous êtes champion de boxe ? demanda-t-elle en voyant que je ne réagissais pas dans ce sens.
– Pas exactement, dis-je. Je suis un flic.
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– Un… un…
Elle secoua la tête avec irritation et le riche éclat de ses cheveux accrocha la faible lumière du hall.
– Vous vous moquez de moi.
– Mmm…
– Quoi ?
– Ça va, dis-je. Vous avez entendu.
– Vous n’avez rien dit. Vous n’êtes qu’un grand mufle.
Elle leva son pouce et le mordit. C’était un drôle de pouce, mince et étroit ; on aurait dit un index supplémentaire, maigre et fuselé, et doté d’une première phalange toute raide. Elle le mordit, le suça lentement, le tourna dans sa bouche comme un gosse fait d’une sucette.
– Vous êtes terriblement grand, dit-elle.
Puis elle gloussa, pleine d’une joie intime. Elle tourna len-tement, très souplement, sans bouger les pieds. Ses mains re-tombèrent mollement à ses côtés. Elle s’inclina vers moi sur ses talons. Elle tomba dans mes bras à la renverse. Il fallait la rete-nir ou elle allait se fracturer le crâne sur le carrelage. Je l’attrapai sous les bras et elle me fit immédiatement le coup des jambes en caoutchouc. Il me fallut la serrer contre moi pour l’empêcher de choir. Quand sa tête toucha ma poitrine, elle la tourna vers moi et gloussa :
– Vous êtes chou, dit-elle. Moi aussi, je suis chou.
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Je ne dis rien. Naturellement, le larbin choisit cet instant adéquat pour réapparaître par la porte-fenêtre et il la vit dans mes bras.
Ça ne parut pas le gêner du tout. C’était un grand type mince à cheveux blancs, soixante ans, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Il avait des yeux bleus au regard aussi lointain que possible. Sa peau était lisse et fraîche et il se mou-vait comme un homme en bonne forme. Il traversa lentement le parquet dans notre direction, et la fille s’écarta brusquement de moi. Elle fonça jusqu’à l’escalier et l’escalada comme une biche. Elle disparut avant que j’aie eu le temps de faire ouf.
Le larbin m’annonça d’une voix sans timbre :
– Le général vous attend, monsieur Marlowe.
Je remontai discrètement ma mâchoire inférieure qui s’endormait sur ma poitrine et j’acquiesçai.
– Qui était-ce ?
– Miss Carmen Sternwood, monsieur.
– Vous devriez la sevrer. Elle doit avoir l’âge.
Il me regarda d’un air grave et poli et répéta son invitation.

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