domingo, 12 de agosto de 2012

Le faucon de Malte


CHAPITRE PREMIER
Sam Spade avait la mâchoire inférieure lourde et osseuse. Son menton saillait, en V, sous le V mobile de la bouche. Ses na-rines se relevaient en un autre V plus petit. Seuls, ses yeux gris jaune coupaient le visage d’une ligne horizontale. Le motif en V reparaissait avec les sourcils épais partant de deux rides ju-melles à la racine du nez aquilin, et les cheveux châtain très pâle, en pointe sur le front dégarni, découvrant les tempes. L’ensemble du visage faisait penser au masque sardonique d’un Satan blond.
– Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ? dit-il à Effie Perine.
La jeune fille, bronzée, grande – une fausse maigre, portait une robe de lainage mince qui moulait ses formes comme un drap mouillé. Ses yeux bruns riaient dans un visage enfantin. Elle ferma la porte derrière elle et s’adossa au battant.
– C’est une femme qui voudrait te voir, dit-elle. Elle s’appelle Miss Wonderly.
– Une cliente ?
– Je le crois. En tous cas, elle est bien jolie !
– Fais-la entrer, chérie, fais-la entrer, dit Spade.
Effie Perine rouvrit la porte qui communiquait avec le bu-reau de réception. Sans lâcher le bouton, elle s’effaça :
– Voulez-vous entrer, Miss Wonderly ?
Une voix répondit : « Merci ! », si doucement que seule une parfaite articulation permit d’entendre les deux syllabes. La jeune femme entra lentement, un peu hésitante, attachant sur
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Spade le regard à la fois timide et scrutateur de deux yeux bleu de cobalt.
Elle était grande et mince, la poitrine haute, les jambes longues, les pieds et les mains étroits. Elle portait un « en-semble » en deux nuances de bleu, choisies sans doute pour faire valoir la couleur particulière de ses yeux. Les boucles de cheveux, sous le chapeau bleu, étaient d’un blond roux, un peu foncé. Les dents éclatantes brillaient entre les lèvres détendues par un timide sourire.
Spade se leva, s’inclina et montra de sa forte main un fau-teuil de chêne. L’homme avait près de six pieds. La ligne fuyante des épaules donnait à son buste une apparence conique : le torse paraissait presque aussi profond que large, et le veston gris se plissait au moindre mouvement.
Miss Wonderly dit encore : « Merci », doucement, et s’assit, sur le bord du siège.
Spade se renfonça dans son fauteuil tournant. D’un coup de reins, il le fit pivoter d’un quart de tour et sourit à son inter-locutrice. Il souriait sans desserrer les lèvres : tous les V de son visage s’allongeaient.
Le cliquettement étouffé et le timbre grêle de la machine à écrire d’Effie Perine résonnaient de l’autre côté du mur. Quelque part dans le building un moteur vibrait sourdement. Sur le bureau de Spade une cigarette fumait dans un cendrier de cuivre. De légers flocons de cendres étaient répandus sur le bois verni, le buvard vert et les papiers étalés. Par une fenêtre au ri-deau beige, entr’ouverte de quelques pouces, un courant d’air pénétrait, apportant une légère odeur d’ammoniaque. Les cendres de tabac frémissaient et se déplaçaient dans ce courant d’air.
Miss Wonderly, les yeux fixés sur les flocons gris, paraissait gênée. Elle était assise à l’extrême bord de la chaise, les pieds
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posés à plat sur le sol comme si elle était prête à se lever. Ses mains, gantées de sombre, serraient un sac noir et plat.
Spade se renversa dans son fauteuil et demanda :
– Que puis-je faire pour vous, Miss Wonderly ?
Elle retint son souffle et le regarda. Puis, elle avala péni-blement un peu de salive et dit, très vite :
– Pourriez-vous ?… Je pensais… c’est-à-dire…
Elle s’interrompit et mordilla nerveusement sa lèvre infé-rieure. Seul, son regard suppliait.
Spade sourit et hocha la tête, comme s’il comprenait, gen-timent, sans prendre la chose trop au sérieux.
– Dites-moi tout, murmura-t-il ; depuis le commencement, et nous verrons ce qu’il faut faire !
– C’était à New-York.
– Oui.
– Je ne sais où il l’a rencontrée. Je veux dire que j’ignore dans quel endroit de New-York. Elle a cinq ans de moins que moi – dix-sept ans. Nous n’avons pas vécu dans cette sorte d’intimité qui lie généralement deux soeurs. Papa et Maman sont en Europe. Il faut absolument qu’elle rentre avant leur ar-rivée.
– Oui.
– Ils seront là le premier du mois prochain.
– Cela nous laisse deux semaines, dit Spade, les yeux sou-dain brillants.
– J’ignorais ce qu’elle avait fait… jusqu’à ce qu’elle m’eût écrit. J’étais folle. (Ses lèvres tremblaient, ses mains malme-
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naient le sac noir.) J’hésitais à m’adresser à la police. Je ne sa-vais à qui demander conseil. Que pouvais-je faire ?
– Rien, bien sûr, dit Spade. Alors, elle a écrit ?
– Oui. Je lui ai envoyé un télégramme, lui demandant de rentrer ; j’ai envoyé le télégramme à l’adresse qu’elle me don-nait : poste restante, ici. J’ai attendu une semaine sans recevoir de réponse. Et le retour de nos parents approche ! Je suis venue à San Francisco pour la retrouver. Je lui ai écrit que j’arrivais. Peut-être n’aurais-je pas dû le faire ?
– Peut-être. Il n’est pas toujours facile de savoir ce qu’il faut faire. Et vous ne l’avez pas retrouvée ?
– Non. Je lui ai écrit que je descendrais au St-Mark, qu’elle vînt m’y voir, même si elle n’avait pas l’intention de revenir avec moi à la maison. Elle n’est pas venue. J’attends depuis trois jours. Elle ne m’a pas envoyé un mot.
Spade hocha la tête. Plus que jamais semblable à un Satan blond, il fronça les sourcils, d’un air apitoyé et serra les lèvres.
– C’était horrible, reprit Miss Wonderly, s’efforçant de sou-rire. Je ne pouvais rester là à attendre indéfiniment sans savoir ce qui lui était arrivé. (Elle frissonna.) Je ne connaissais qu’une adresse : poste restante. J’écrivis une autre lettre et, hier après-midi, je demeurai à la poste jusqu’au soir. Elle ne vint pas. J’y suis retournée ce matin : je n’ai pas vu Corinne, mais j’ai vu Floyd Thursby.
Spade hocha de nouveau la tête. Il ne fronçait plus les sourcils. Son visage marqua soudain une vive attention.
– Il n’a pas voulu me dire où était Corinne, reprit-elle. Il prétend qu’elle est heureuse. Comment y croire ? Il ne pouvait me dire autre chose, n’est-ce pas ?
– Sûr ! approuva Spade ; mais ce peut être vrai !
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– Je l’espère, je l’espère ardemment, s’exclama-t-elle. Mais je ne puis retourner ainsi à New-York, sans l’avoir vue, sans lui avoir au moins parlé au téléphone. Il a refusé de me mener vers elle. Il a dit qu’elle ne voulait pas me voir. Je ne puis y croire. Il a promis de lui dire qu’il m’avait vue. Il l’amènera au St-Mark, ce soir… si elle consent à l’accompagner. Mais il prétend qu’elle ne voudra pas et qu’il viendra seul. Il…
Elle s’interrompit brusquement et porta la main à sa bouche. La porte du bureau venait de s’ouvrir.
L’homme qui avait ouvert la porte fit un pas en avant, dit : « Oh, pardon ! », ôta son chapeau et recula.
– Ça va, Miles, dit Spade ; entre. Miss Wonderly, je vous présente Mr. Archer, mon associé.
Miles Archer repoussa le battant vitré et s’inclina en sou-riant devant Miss Wonderly. Il eut un geste vague et poli de la main qui tenait son chapeau. Archer était de taille moyenne, so-lidement bâti, large d’épaules, le cou épais, la mâchoire lourde, le teint rosé ; ses cheveux grisonnaient aux tempes. Il paraissait âgé d’un peu plus de quarante ans, comme Spade semblait avoir, de peu, dépassé la trentaine.
– La soeur de Miss Wonderly, dit Spade, a quitté New-York avec un certain Floyd Thursby. Le couple est ici. Miss Wonderly a vu Thursby : elle a un rendez-vous avec lui, ce soir. Peut-être amènerait-il la jeune soeur. Ce n’est pas probable. Miss Wonder-ly voudrait que nous retrouvions la jeune fille et la ramenions chez elle. C’est cela, n’est-ce pas ? dit-il, tourné vers Miss Won-derly.
– Oui, répondit-elle d’une voix à peine distincte.
L’embarras que l’attitude souriante de Spade avait peu à peu dissipé marquait de nouveau le visage de la jeune fille. Elle baissa les yeux et regarda fixement le sac qu’elle serrait dans ses mains gantées.
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Spade cligna de l’oeil vers son associé.
Miles Archer s’avança et se tint debout au coin du bureau. Tandis que Miss Wonderly considérait son sac, il l’examina. Son regard descendit du visage jusqu’aux pieds, et remonta lente-ment. Puis, Archer se tourna vers Spade et eut une moue d’appréciation, comme un sifflement admiratif mais silencieux.
Spade, les mains posées à plat sur les bras de son fauteuil, leva deux doigts de la main gauche en un signe bref d’avertissement.
– Ce sera très facile, déclara-t-il. Un homme à l’hôtel, ce soir, pour filer Thursby quand il partira ; il nous mènera ainsi à l’endroit où se cache votre soeur. Si elle vient et consent à de-meurer avec vous, tant mieux. Sinon, je veux dire si elle refuse de quitter Thursby après que nous l’aurons retrouvée, nous chercherons un moyen d’arranger l’affaire.
– Oui, approuva Archer d’une voix lourde et rauque.
Miss Wonderly leva la tête et regarda Spade. Elle fronçait les sourcils.
– Oh, soyez très prudents ! dit-elle d’une voix tremblante. J’ai peur de lui, de ce qu’il pourrait tenter contre elle. Elle est si jeune.
Spade sourit et tapota doucement le bras de son fauteuil.
– Laissez cela, dit-il, nous nous chargeons de lui.
– Mais, insista la jeune fille, ne pourrait-il pas… ?
– C’est toujours possible, fit Spade, hochant la tête ; mais faites-nous confiance.
– J’ai en vous une confiance absolue, dit-elle très sérieu-sement, mais je vous avertis que cet homme est dangereux. Rien
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ne l’arrêterait ; il n’hésiterait pas à tuer Corinne si cela devait le tirer d’affaire.
– Vous ne l’avez pas menacé ? demanda Spade.
– Je lui ai dit seulement que je voulais ramener ma soeur à la maison avant le retour de nos parents. Je lui ai promis de ne pas souffler mot de l’aventure s’il consentait à m’aider ; sinon, je l’ai prévenu que papa ferait le nécessaire pour qu’il fût poursui-vi. Mais je ne crois pas qu’il ait attaché beaucoup d’importance à mes déclarations.
– Peut-il réparer ses torts en épousant votre soeur ? de-manda Archer.
La jeune fille rougit, un peu confuse.
– Il a une femme et trois enfants, en Angleterre, murmura-t-elle. Corinne me l’a écrit pour m’expliquer les raisons de sa fugue.
Spade se pencha en avant et prit un crayon.
– Pouvez-vous me le décrire ? demanda-t-il.
– Il a trente-cinq ans environ ; aussi grand que vous ; le teint basané ; cheveux noirs, sourcils épais. Il parle haut ; il est nerveux, irritable, et donne l’impression d’être violent.
Spade griffonnant sur un bloc, demanda, sans lever la tête.
– Les yeux, quelle couleur ?
– Bleu-gris. Ah, oui, il a une fossette très marquée au men-ton.
– Corpulence ?
– Athlétique. Large d’épaules, il marche très droit, un peu raide : l’allure d’un militaire. Il portait ce matin un complet et un chapeau gris.
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– Quels sont ses moyens d’existence ? interrogea Spade en posant son crayon.
– Je ne sais pas.
– À quelle heure doit-il vous voir ?
– À huit heures.
– Très bien, Miss Wonderly ; quelqu’un sera là. Il serait préférable…
– Mr. Spade, coupa-t-elle, est-ce que vous pourriez, (elle eut un geste de supplication, les deux mains tendues), vous oc-cuper personnellement de l’affaire, vous-même ou Mr. Archer ? Je sais bien que l’homme que vous enverrez sera à la hauteur de sa tâche mais… – j’ai si peur qu’il arrive malheur à Corinne ! Ne pourriez-vous pas… si je payais plus cher, bien entendu !
Elle ouvrit son sac d’un geste brusque et en tira deux billets de cent dollars qu’elle posa sur le bureau.
– Est-ce suffisant ? demanda-t-elle.
– Oui, dit Archer, et je m’occuperai personnellement de l’affaire.
Miss Wonderly se leva vivement et lui tendit sa main ou-verte.
– Merci, merci ! s’écria-t-elle, tendant son autre main à Spade en répétant : merci !
– Mais non, mais non, dit Spade ; nous sommes très heu-reux de pouvoir vous rendre service. Pourriez-vous attendre Thursby dans le hall de l’hôtel, afin que Miles ait l’occasion de le voir ?
– C’est entendu ! assura-t-elle.
– Et ne me cherchez pas ! avertit Archer. Je vous verrai.
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Spade accompagna Miss Wonderly jusqu’à la porte du cou-loir. Quand il revint dans le bureau. Archer examinait les deux billets avec un grognement de satisfaction.
– Ils sont bons, déclara-t-il, en prenant un qu’il plia et glis-sa dans la poche de son gilet. Et ils ont des petits frères dans le sac noir !
Spade empocha le second

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