martes, 24 de agosto de 2021

Manchette 5 remarques sur mon gagne-pain

 The Paris Review - Jean-Patrick Manchette's Cabinet of Wonders - The Paris  Review

 

Cinq remarques sur mon gagne-pain

   1

   Dans le roman policier classique (i.e. le roman policier à énigme), le délit trouble l’ordre du Droit, qu’il importe de restaurer par la découverte du coupable et son élimination du champ social. L’enquête peut bien dévoiler les désirs mauvais de presque tous les personnages, ces désirs sont inhérents à la nature humaine, considérée avec résignation par l’auteur et son enquêteur. Pour autant que ces désirs n’aboutissent pas au passage à l’acte (délit), la meilleure solution consiste à jeter sur eux, derechef, le voile. Aussi, le détective privé (et de préférence amateur) est-il un héros plus convenable que la police officielle, entreprise publique ; et aussi le suicide du coupable est-il la forme la plus élégante de son élimination, forme qui évite la publicité du procès et de l’exécution, et qui d’autre part n’ajoute aucun supplément de culpabilité aux tristes, diverses et nécessaires incarnations de la nature humaine mauvaise, alentour. L’enquêteur portera seul la responsabilité du tort fait au coupable, le poids de culpabilité attaché à sa liquidation nécessaire – aussi prendra-t-il à l’occasion de la cocaïne ou du cassoulet, et jouera-t-il aux échecs, ou bien du violon, ainsi supportant le Mal éternel et (pour marquer sa propre humanité) y sacrifiant.

   2

   Dans le roman criminel violent et réaliste à l’américaine (roman noir), l’ordre du Droit n’est pas bon, il est transitoire et en contradiction avec lui-même. Autrement dit le Mal domine historiquement. La domination du Mal est sociale et politique. Le pouvoir social et politique est exercé par des salauds. Plus précisément, des capitalistes sans scrupules, alliés ou identiques à des gangsters groupés en organisations, ont à leur solde les politiciens, journalistes et autres idéologues, ainsi que la justice et la police, et des hommes de main. Ceci sur tout le territoire, où ces gens, divisés en clans, luttent entre eux par tous les moyens pour s’emparer des marchés et des profits. On reconnaît là une image grossièrement analogue à celle que la critique révolutionnaire a de la société capitaliste en général. C’est une évidence.

   3

   Avec moins d’évidence, mais assurément, le roman noir est aussi caractérisé par l’absence ou la débilité de la lutte de classes, et son remplacement par l’action individuelle (d’ailleurs nécessairement désespérée). Tandis que les salauds et les exploiteurs, en effet, ont le pouvoir social et politique, les autres, les exploités, la masse du peuple, ne sont plus le sujet de l’Histoire, et d’ailleurs n’apparaissent dans le roman noir que comme petits rôles, plus ou moins marginalisés socialement – chauffeurs de taxi, minoritaires raciaux (noirs, chicanos), vagabonds, chômeurs, intellectuels déclassés, personnel servile (mais aussi, en nombre assez surprenant silhouettes d’ouvriers, toujours spécialement maltraités, avant ou pendant l’action du roman, par les patrons et les caïds et leurs hommes de main).

   Ici la lutte de classes n’est pas absente de la même façon que dans le roman policier à énigme ; simplement, ici les exploités ont été battus, sont contraints de subir le règne du Mal. Ce règne est le champ du roman noir, champ dans quoi et contre quoi s’organisent les actes du héros. Lorsque ce héros n’est pas lui-même un salaud luttant pour sa petite part de pouvoir et d’argent (comme dans les J.-H. Chase de la première période), lorsqu’il a (comme chez Hammett et Chandler) connaissance du Bien et du Mal, il est seulement la vertu d’un monde sans vertu. Il peut bien redresser quelques torts, il ne redressera pas le tort général de ce monde, et il le sait, d’où son amertume.

   4

   On voit pourquoi la grande époque du roman noir s’inscrit dans la dernière période de contre-révolution triomphante (1920-1950, en gros), et spécialement dans sa culmination dans les fascismes et la guerre. La définition du roman noir comme roman principalement antifasciste, quoique saugrenue, ne nous paraît pas pouvoir être réfutée. (C’est ce qui explique que le roman noir puisse si aisément être taxé de fascisme, ou donner lieu à des dérivations ou imitations fascistes. Fascisme et antifascisme sont bien sûr les formes complémentaires par lesquelles la contre-révolution enchaîne à son État le prolétariat battu)

La fin de la contre-révolution et la reprise de l’offensive prolétarienne sont à terme, pour les professions intellectuelles, la fin de tout. Entre autres choses, le roman noir va prochainement disparaître, phénomène qui présente une notable quantité d’importance nulle. Pour un moment, il peut encore, forme référentielle, jeter ses derniers feux (humides comme des rêves), en rejoignant le cinéma, la chansonnette et les autres commerces culturels dans la mise en scène pauvre des dernières révoltes individuelles, c’est-à-dire du retard et aussi de l’impatience du jeune braqueur, du fou, du terroriste (liste non limitative). Mais bientôt, le mouvement vers le communisme va dissoudre tous les retards et satisfaire toutes les impatiences.

   P.-S. – Il ne s’ensuit pas qu’avoir passé, comme on dit, son temps et sa jeunesse à écrire des romans noirs ou dans les Nouvelles littéraires (liste non limitative) sont des choses qui seront automatiquement pardonnées

 

Les Nouvelles littéraires, 30 décembre 1976

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