"La Série Noire fête un événement important, son numéro 1000. Il y a une cohérence de cette collection, une idée de cette collection, qui doit tout à son directeur. La littérature est comme la conscience, elle retarde toujours. Sur la police, le crime et leurs rapports, tout le monde savait pourtant certaines choses, ne fût-ce que par la lecture d’événements dans les journaux, ou par la connaissance de mémoires spécialisés. Mais ces choses n’avaient pas trouvé leur expression littéraire courante, ou n’étaient pas passées à l’état de lieux de la littérature. Il appartient à Marcel Duhamel1 de combler ce retard, à une époque particulièrement favorable. Malraux avait dit l’essentiel dans sa préface à la traduction de Sanctuaire : « Faulkner sait fort bien que les détectives n’existent pas ; que la police ne relève ni de la psychologie ni de la perspicacité, mais bien de la délation ; et que ce n’est point Moustachu ni Tapinois, modestes penseurs du Quai des Orfèvres, qui font prendre le meurtrier en fuite, mais la police des garnis »..., etc. La Série Noire fut d’abord une adaptation de Sanctuaire pour grand public (témoin, Pas d’orchidées de Chase) et une généralisation de la préface de Malraux.
Dans l’ancienne conception du roman policier, on nous montrait un détective de génie, consacrant toute sa puissance psychologique à la recherche et à la découverte de la vérité. La vérité y était conçue d’une manière toute philosophique, c’est-à-dire comme le produit de l’effort et des opérations de l’esprit. Voilà que l’enquête policière prenait son modèle sur la recherche philosophique, et inversement donnait à celle-ci un objet insolite, le crime à élucider.
Or il y avait deux écoles du vrai : l’école française (Descartes), où la vérité est comme l’affaire d’une intuition intellectuelle de base, dont il faut déduire le reste avec rigueur – l’école anglaise (Hobbes), d’après laquelle le vrai est toujours induit d’autre chose, interprété à partir des indices sensibles. Bref : déduction et induction. Le roman policier, dans un mouvement qui lui était propre, reproduisait cette dualité, et l’illustrait de chefs-d’œuvre. L’école anglaise : Conan Doyle, avec Sherlock Holmes, prodigieux interprète de signes, génie inductif. L’école française : Gaboriau, avec Tabaret et Lecoq, puis Gaston Leroux, avec Rouletabille (Rouletabille invoque toujours « le bon bout de la raison », « le cercle entre les deux bosses de son front » pour opposer explicitement sa théorie des certitudes à la méthode inductive, à la théorie des signes anglo-saxonne).
L’intérêt peut aussi bien passer du côté du criminel. Suivant une loi de réflexion métaphysique, le criminel n’est pas moins extraordinaire que le policier. Lui aussi se réclame de la justice et de la vérité, et des puissances inductive et déductive. D’où la possibilité de deux séries romanesques, l’une ayant pour héros le policier, l’autre le criminel. Leroux réussit cette double série, avec Rouletabille et Chéri-Bibi. Les deux ne se rencontrent pas, animent des séries différentes (ils ne pourraient pas se rencontrer sans que l’un ou l’autre deviennent ridicules ; cf. la tentative de Leblanc avec Arsène Lupin et Sherlock Holmes)2. Mais Rouletabille et Chéri-Bibi, chacun est le double de l’autre, ils ont le même destin, la même douleur, la même quête du vrai. Ce destin, cette quête, c’est celle d’Œdipe (Rouletabille destiné à tuer son père, ou Chéri-Bibi assistant à la représentation d’Œdipe, et hurlant : « C’est tout moi ! »). Après la philosophie, la tragédie grecque.
Mais il ne faut pas trop s’étonner que le roman policier reproduise si bien la tragédie grecque, puisqu’on invoque toujours Œdipe pour marquer cette coïncidence, mais Œdipe est précisément la seule tragédie grecque qui ait déjà cette structure policière. Etonnons-nous de ce que l’Œdipe de Sophocle soit policier, et non de ce que le roman policier soit resté œdipien. Rendons hommage à Leroux : prodigieux romancier dans la littérature française, génie des formules, « pas les mains, pas les mains », « le plus laid des hommes », « Fatalitas », « les ouvreurs de porte et les fermeurs de trappe », « le cercle entre les deux bosses »..., etc.
Or, avec la Série Noire, mourut le roman proprement policier. Sans doute, dans la masse de cette collection, beaucoup de livres se contentent de changer l’allure du détective lui-même (le rendre buveur, érotique, agité), mais conservent la vieille structure : désignation surprenante d’un coupable inattendu, à la fin du livre, tous les personnages étant réunis pour une dernière explication. Le nouveau n’est pas là.
Ce qui était nouveau, comme usage et exploitation littéraires, c’était d’abord de nous apprendre que l’activité policière n’a rien à voir avec une recherche métaphysique ou scientifique de la vérité. Le laboratoire de police ne ressemble pas plus à la science que les coups de téléphone d’indicateur, les rapports de gendarmerie ou les procédés de torture ne ressemblent à un discours métaphysique. En règle générale, on distingue deux cas : le meurtre professionnel, où la police sait très vite à peu près qui est le coupable ; le meurtre sexuel, où le coupable peut être n’importe qui. Mais dans les deux cas le problème ne se pose pas en termes de vérité. Il s’agit plutôt d’une étonnante compensation d’erreurs. Soit coincer le coupable, connu mais non prouvé, dans des domaines tout autres que celui de son activité criminelle (ainsi le schéma américain de gangster impuni, mais arrêté et expulsé pour sa fausse déclaration d’impôts). Soit attendre que le coupable se manifeste ou recommence, le provoquer, le forcer à se manifester en tendant des pièges.
La Série Noire nous a habitués au type du policier qui fonce à tout hasard, quitte à multiplier les erreurs, mais croyant qu’il en sortira toujours quelque chose. A l’autre pôle, on nous fait assister à la préparation minutieuse d’un coup, et à l’enchaînement de petites erreurs qui deviennent énormes sur le terrain (c’est de ce point de vue que la Série Noire eut de l’influence sur le cinéma). Et innocent, le lecteur finit par s’étonner de tant d’erreurs d’un côté comme de l’autre. Même la police, quand elle monte elle-même un vilain coup, le fait avec tant de maladresses qu’elle semble bien braver l’opinion.
C’est que la vérité n’est pas du tout l’élément de l’enquête : on ne peut même pas penser que la compensation des erreurs ait pour objet final la découverte du vrai. Elle a au contraire sa dimension propre, sa suffisance, une espèce d’équilibre ou de rétablissement de l’équilibre, un processus de restitution qui permet à une société, aux limites du cynisme, de cacher ce qu’elle veut cacher, de montrer ce qu’elle veut montrer, de nier l’évidence et de proclamer l’invraisemblable. Le tueur non trouvé par la police peut se faire tuer par les siens, au nom des erreurs qu’il a commises, et la police sacrifier des siens, pour d’autres erreurs, et voilà que ces compensations n’ont d’autre objet que la perpétuation d’un équilibre qui représente la société tout entière dans sa plus haute puissance du faux.
(...) Avec la Série Noire, la puissance du faux est devenue l’élément policier par excellence, du point de vue littéraire. Ce qui implique encore une autre conséquence : les rapports du policier et du criminel ne sont plus du tout, évidemment, ceux d’une réflexion métaphysique. La pénétration est réelle, les ententes profondes et compensatrices. Donnant-donnant, échange de services, trahisons non moins fréquentes de part et d’autre. Tout nous ramène toujours à la grande trinité de la puissance du faux : délation-corruption-torture. Mais il va de soi que la police n’instaure pas par elle-même, et d’initiative, cette inquiétante complicité. La réflexion métaphysique de l’ancien roman a fait place au miroir de l’autre. Une société se reflète bien dans sa police et ses crimes, en même temps qu’elle s’y sauvegarde, par de profondes ententes de fond..
On sait qu’une société capitaliste pardonne mieux le viol, l’assassinat, la torture d’enfant, que le chèque sans provision, seul crime théologique, le crime contre l’esprit. On sait bien que les grandes « affaires » comportent un certain nombre de scandales et de crimes réels ; inversement le crime est organisé en affaires rigoureuses, d’une structure aussi précise que celle d’un conseil d’administration, ou de managers. La Série Noire nous a rendus familiers d’une combinaison affaires politiques-crimes qui, malgré toutes les preuves de l’Histoire ancienne et présente, n’avait pas reçu son expression littéraire courante.
(...) Donc, la Série Noire a transformé nos évaluations, nos rêveries policières. Le moment était venu. Etait-ce bon que nous participions en « lecture courante » à cet état de choses, qui perdait par là même de sa réalité et nous ôtait une certaine puissance d’indignation ? L’indignation surgit grâce au réel, ou grâce aux chefs-d’œuvre.
(...) [La Série Noire] est pleine de stéréotypies : la présentation puérile de la sexualité, et surtout des yeux de tueurs (il n’y a que Chase qui ait su donner une certaine vie froide à des tueurs mal conformés, à forte personnalité). Mais la grandeur de la Série Noire, l’idée de Duhamel, reste une des plus importantes de l’édition récente : un remaniement de la vision du monde que chaque honnête homme porte en soi, concernant la police et les criminels.
Il est évident qu’il ne suffit pas d’un nouveau réalisme pour faire de la bonne littérature. Le réel en tant que tel, pour la mauvaise littérature, est l’objet de stéréotypies, de puérilisations, de rêves à bon marché, bien plus qu’une imagination imbécile ne saurait faire. Mais, plus profond que le réel et l’imaginaire, il y a la parodie. La Série Noire a souffert d’une production trop abondante ; mais elle gardait une unité, une tendance, qui trouvait périodiquement son expression dans de très beaux livres (...). Les très beaux livres de la Série Noire, c’est quand le réel trouve une parodie qui lui est propre, et que cette parodie nous montre à son tour dans le réel des directions que nous n’aurions jamais trouvées tout seuls..."
G. Deleuze, "Philosophie de la Série Noire", 1966
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