lunes, 18 de febrero de 2019

Notes pour une nouvelle typologie des fictions policières




Notes pour une nouvelle typologie des fictions policières
Antonio Domínguez Leiva

Historiquement, la question du roman policier a été surtout marquée par la codification d´un modèle progressivement hégémonique, celui du roman à énigme. Établi au tournant de la Belle Époque entre le triomphe de Sherlock Holmes et l´apogée du Golden Age ou « âge d´or de la détection », ce type de fiction policière a longtemps éclipsé dans le discours critique d´autres formes rivales. Le succès concurrent du roman noir (dont on oublie souvent qu´il fut contemporain non seulement du Golden Age mais des dernières fictions sherlockiennes de Conan Doyle) permit toutefois d´opposer deux grands modèles, auxquels vint s´ajouter, dans la tripartition désormais canonique introduite par T. Todorov dans sa "Typologie du roman policier" (1966), un troisième terme aux contours flous, celui du roman de suspense. Malheureusement, cette première distinction utile entre trois types distincts de récit policier s´est ancrée dans le discours critique en solidifiant ces blocs comme des entités monolithiques sans tenir compte des multiples variantes qui œuvraient en leur sein. L´intérêt accru pour le domaine protéiforme des fictions policières, ainsi que leurs combinatoires transmédiatiques sans cesse en mutation, oblige à reconsidérer ces grands ensembles afin d´aboutir à une nouvelle typologie qui tienne compte de quantité de cas exclus ou ignorés et permette ainsi de tracer un panorama plus pertinent du vaste territoire qu´est la « polarsphère ».

I) Roman d´Aventures Policières

Une première forme de fiction policière provient du roman populaire et constitue une sorte de compromis: le Roman d´Aventures Policières (ou encore Roman policier archaïque). La structure d´ensemble reste celle du roman d´aventures (accumulation de péripéties, retournements spectaculaires de situations, mystères emboîtés, hégémonie de l´action aux dépens de la réflexion analytique, etc.), mais l´on voit émerger en son sein des épisodes d´énigmes élucidées par la détection, de thèmes (la criminalité urbaine, les fausses identités, etc), des motifs (la chambre close) et des situations (la course-poursuite, les usurpations d´héritage, etc.) qui vont caractériser l´univers du roman policier.
On peut distinguer des récits
A) Axés sur la figure de l´enquêteur, qui reste essentiellement un Justicier clairement surhumain (Nick Carter, Sexton Blake, Rouletabille, Harry Dickson)
B) ou axés sur le criminel (Fantômas, Fu Manchu, etc), tout aussi surhumain, ou des organisations criminelles qui en démultiplient les dangers (les Habits Noirs, les Mohicans de Paris)
C) voire sur la victime, selon la tradition mélodramatique des innocents persécutés. Selon une combinatoire protéenne la victime peut se transformer en enquêteur ou en criminel, voire un cumul variable de rôles (Montecristo, Chéri-Bibi).
Évolution : formé au sein du roman populaire du XIXe siècle (roman-feuilleton français, Newgate novel anglaise) il va encore rivaliser avec l´émergence du roman policier à énigme puis celle du roman noir (notamment à travers les pulps états-uniens : The Shadow, Doc Savage, etc) et du roman d´espionnage qui, tout en s´en appropriant divers traits, vont finalement l´éclipser. Il reste néanmoins vivant dans la littérature pour la jeunesse (Fantômette, etc) ou dans le roman sériel d´inspiration feuilletonnesque (Nick Carter-Killmaster, etc)

II) Roman policier à énigme

Le modèle canonique, puisqu´historiquement le plus rigoureusement établi et étudié dès sa naissance (symptomatiquement désignée comme « âge d´or ») est celui du roman policier à énigme classique (v. Y. Reuter, ch. 3). Non seulement on a longtemps réduit « le » roman policier à cette simple variante, mais encore cette variante à sa version dominante, celle du roman d´enquête.

A) Roman de l´enquête
1) Présenté dans sa forme pure comme un pur jeu d´esprit entre détective et criminel mais aussi entre lecteurs et texte, le roman à énigme privilégie le caractère analytique et logique de l'enquête comme processus réflexif qui remonte du crime à ses origines. La constitution du mystère en problème tend à réduire les rôles et les thèmes aux nécessités d'une mécanique répétitive. La structure inversée qui reconstitue le récit du crime à rebours a pour conséquence une perte d'épaisseur psychologique chez le personnage romanesque mais aussi, comme le postule Uri Eisenzweig, une certaine « impossibilité » (terme volontiers provocateur auquel on pourra préférer celui de paradoxe) narrative : selon le pacte de lecture postulé par ce genre, le récit du crime doit être à la fois absent (pour que le mystère subsiste) et présent (pour pouvoir être reconstitué à travers les indices par l´enquêteur et le lecteur).
2) Plusieurs variations sont possibles, que ce soit au niveau de la macrostructure, de la distribution des rôles et des fonctions, voire des motifs principaux.
a) Ainsi, au niveau de la macrostructure on peut trouver une variante significative: l´intrigue inversée (le lecteur connaît le récit du crime, l´intérêt du récit d´enquête se déplace sur le comment de la reconstitution établie par l´enquête). Inaugurée par la série John Thorndyke d´Austin Freeman[1] , la version la plus globalement connue reste celle de la série télé Columbo  https://en.wikipedia.org/wiki/Inverted_detective_story
 Plusieurs variations mineures sont aussi possibles, dont l´accumulation de différentes solutions concurrentes de l´énigme principale jusqu´à présentation de celle qui les dépasse toutes (forme la plus simple : l´opposition entre la version de l´accusation et celle de l´avocat Perry Mason lors de l´inévitable procès final, à la limite des “court-room dramas”; forme accrue : Le club des détectives d´A. B. Cox).
b) Pour ce qui est des rôles et des fonctions, on peut trouver des permutations plus ou moins ingénieuses (l´enquêteur est le criminel, le criminel est le tout premier suspect que l´on croyait blanchi, voire le criminel est le propre narrateur).
c) Pour les motifs, il en est des structurants (la chambre close), d´autres qui imposent plutôt un personnel et des situations-types particulières (les meurtres dans les campus, dans les croisières, etc.).

B) Roman du « gentleman cambrioleur » qui substitue à la structure duelle de l´enquête celle de la préparation et exécution du vol, marquant une inversion axiologique tout aussi ludique que le modèle principal (Raffles vs Sherlock).  Il peut se situer à la frontière du roman d´aventures, marqué par la tradition des biographies criminelles ambigües (où le criminel est à la fois exalté et moralement condamnable) : Arsène Lupin. Ce sous-genre, quoique beaucoup plus minoritaire que celui du roman d´enquête, va survivre au Golden Age comme en témoigne le succès télévisuel de Simon Templar The Saint ou sa variante parodique la Panthère rose.  

C) Le roman à énigme classique axé sur la victime constitue une catégorie liminaire et problématique : il constitue en fait la première mouture du genre de la victime persécutée qui va s´autonomiser en récit de suspense, ce procédé s´hypertrophiant jusqu´à éclipser la dimension énigmatique (Mary Roberts Rinehart) 

D) Hybridations génériques:
1) L´énigme historique est en passe de devenir la forme dominante qui se substitue à la mouture classique, jugée trop fixée dans ses formules. Popularisé dans les années 70 par l´œuvre de Peter Lovesey, Ellis Peters ou Ann Perry, intronisé par Eco dans Le Nom de la Rose (1980), cette hybridation entre le récit d´énigme classique et le roman historique cumule les attraits de ces deux genres qui dominent le champ littéraire de la grande consommation. Elle permet d´échapper au schématisme de plus en plus décrié de la formule du roman à énigme en lui apportant un « supplément d´âme » à travers la reconstitution plus ou moins minutieuse et dépaysante de conditions historiques éculées.
2)  À la limite du fantastique, certains romans à énigmes se situent dans la tradition du "mystère expliqué" qui remonte aux romans gothiques d´Ann Radcliffe, exposant l´élucidation rationnelle d´une intrigue qui apparaît initialement comme surnaturelle. Selon le schéma classique introduit par Todorov l´hésitation fantastique est ainsi résolue par le triomphe du paradigme rationaliste.
Toutefois il existe une variante de "détectives de l´étrange" qui, tout en suivant le modèle sherlockien, affrontent des énigmes qui restent irréductiblement surnaturelles (le modèle classique en étant Thomas Carnacki de W. H. Hodgson).  
3) Le récit d´enquête peut aussi, de par la fixité de ses formules, être transposé dans d´autres genres, aussi éloignés semblent-ils (les récits de mystères robotiques d´Asimov, ou les incursions dans la Fantasy du type Sherlock Gnome)
4) Un cas-limite serait la mobilisation des structures du récit d´enquête pour l´appliquer à l´essai, de l´holmésologie critique aux élucubrations de Pierre Bayard, mais aussi de cet envers paradoxal de l´érudition holmesienne qu´est la « ripperology »

III)  Roman Noir

Délibérément opposé au modèle du roman à énigme tel qu´établi par les écrivains du « Golden Age », le Roman Noir a surtout été catégorisé dans ses oppositions formelles et thématiques à son rival-repoussoir. Ce serait, face à l´hypertrophie de l´énigme intellectuelle, le domaine de l´action violente; face à la structure rigoureuse et contraignante, une forme élastique; face à la proscription de la psychologie et des circonstances sociohistoriques, le retour brutal de celles-ci érigées en vecteurs dominants du récit. Historiquement, l´impact de la Grande Guerre et de la Prohibition, puis de la Grande Dépression, semblent à la fois déterminer cette coupure radicale avec l´idéologie conservatrice de la forme mise au point par l´âge edwardien de l´Empire britannique et marquer l´irruption des forces sociopolitiques au sein même de l´intrigue policière.
Ce régime d´opposition détermine aussi un type d'écriture. Face à la réduction du langage comme formulation de la rationalité chez Poe ou Conan Doyle et son corollaire, le parti pris d'un minimalisme descriptif, s´affirme dans le roman noir un langage ouvert à toutes les variations sociolinguistiques (allant des métaphores ironiques du narrateur jusqu´à l´argot le plus cru) et toutes les inflexions des affects, marquant ainsi le lien indissoluble entre langage, société et psychisme. L'insertion d'unités descriptives articule l´immense variété de l'espace topologique et sociologique, établissant une vraie poétique, voire mythologie, de la jungle urbaine (v. Tadié) 
Toutefois, sous l´influence du modèle du roman à énigme, les catégorisations du Roman noir le réduisent le plus souvent à sa première variante, celle du récit d´enquête, au détriment de ses autres variantes, pourtant plus caractéristiques.

A) Roman Noir d´Enquête
1. Il conserve le canevas du roman à énigme mais substitue à sa structure régressive et duelle une enquête dynamique qui devient le centre du récit, quitte à éclipser la reconstitution du récit du crime préalable qui s´avère souvent irrésolu et irrésoluble, (aspect qui va devenir dominant dans l´évolution contemporaine du « Néo-Noir »). Le caractère événementiel de l'enquête elle-même prend le dessus, privilégiant le faire sur le dire et faisant coïncider le récit avec l'action (v. Reuter, ch. 4)
Ce récit prospectif permet d´explorer l'obscurité et le désordre de la ville mais aussi de la vie au milieu du capitalisme sauvage, tandis qu´émerge un nouveau personnage qui en est à la fois le reflet désenchanté (empruntant des traits antihéroïques) et le seul redresseur de torts possible (aspect chevaleresque appuyé par Chandler). Il s´agit du hard-boiled dick (détective privé dur-à-cuire), cynique rejeton des surhommes justiciers du roman populaire, à mi-chemin entre les divers milieux explorés par le récit, des forces de l´ordre (souvent corrompues) à la pègre (souvent présentée de façon ambigüe, car tout aussi déterminé sociologiquement que le reste du personnel romanesque). Outre le détective (figure liminaire entre le policier et le malfrat), il peut s´agir d´un journaliste (lui aussi tiraillé entre la déontologie et la corruption propres au Quatrième Pouvoir) [2].
1. 1. Parmi les figures de transition entre détective classique et noir, celle de Maigret est sans doute la plus marquante. Malgré l´influence de la formule de l´énigme classique, une certaine sensibilité « noire » marque le récit (Simenon, connaisseur de la littérature états-unienne et de la pègre, est aussi auteur de « romans durs »). Maigret partage des traits avec le détective hard-boiled malgré sa condition de policier soumis à la routine bureaucratique; son regard distancé le place en situation liminaire entre les milieux sociaux, plutôt axés ici sur la petite, moyenne et haute bourgeoisie.
2. Un autre sous-genre émerge lorsque le détective privé fait place au policier, ouvrant sur une collectivisation de l´intrigue et de l´enquête: la police procedural. Pluralisation des récits d´enquête (et des enquêteurs) ainsi que des récits de crime, articulés par une structure de l´enchâssement narratif (d´où l´importance du thème du hasard et des coïncidences), d´où émerge un portrait choral à la mesure de la ville et des différents milieux qui la constituent (dans le droit fil des « mystères urbains » du XIXe siècle)
3. Lorsque la corruption est généralisée (et c´est souvent le cas), la frontière entre crime organisé, milieu des affaires et milieu politique s´estompe jusqu`à englober l´ensemble du corps social. On est alors face à des récits de complot, où il s´agit avant tout de tenter d´exposer la criminalité globale du système, souvent débouchant sur une victoire pyrrhique et toute provisoire de l´enquêteur (journaliste, avocat, détective, jeune politicien) ou son échec. Le néopolar français, marqué par le désenchantement post-soixante-huitard, s´en fera une sorte de spécialité, mettant de l´avant et explicitant l´aspect politique du roman noir déjà inscrit dès sa naissance.

B) Le Roman Noir du criminel 
change dramatiquement l´angle du schéma classique du roman à énigme.
1) Sa variante la plus notable est le Roman du Gangster, qui reprend le relais du roman criminel d´Ancien Régime et de la Newgate Novel à la naissance du gangstérisme moderne qui renouvelle entièrement l´imaginaire social des « classes dangereuses » et du crime.
a) Il peut s´agir d´une véritable biographie criminelle sur le principe tragique ancien du « Rise and Fall of Princes » (d´où les nombreux échos shakespeariens) : Little Caesar, Scarface, etc.
b) Ou plutôt d´une radiographie chorale d´un milieu criminel, soit sur un plan diachronique soit synchronique. L´exemple le plus célèbre reste la trilogie du Parrain, librement adaptée du roman éponyme de Mario Puzo. Le conflit (et les complicités souterraines) avec les forces de l´ordre peut prendre une place importante, permettant des variantes similaires au police procedural (d´où des formes hybrides qui combinent les deux, du type The Wire).
Une autre variante, de plus en plus populaire, est celle de l´agent infiltré qui doit vouvoyer entre le milieu criminel et son appartenance au corps policier, articulant le récit autour de la tension dialectique entre les deux.
c) Des sous-genres émergent autour de situations-types du script criminel, notamment :
c.1. Les fictions de casse (heist) imposent leur propre structure, axée sur la préparation, l´exécution et les lendemains de l´opération, caractérisé par le suspense (limites avec le roman policier de suspense) mais aussi l´analyse du milieu criminel, voire la contraposition avec les autres milieux avec lesquels il a à interférer.
c. 2. De même les romans de prison mettent en vedette le milieu humain au sein d´un milieu clos (vs la jungle urbaine, dont il s´agit ici comme d´un condensé au danger exponentiel), souvent axé sur une tentative d´évasion, ce qui le rapproche de la structure du « heist » caractérisé par le suspense (encore limitrophe avec le roman de suspense)
c.3. L´opposition du « loup solitaire » avec le milieu des gangsters, motivée par une vengeance ou un conflit d´intérêts. Dans le premier cas on retrouve la structure des « tragédies de la vengeance » élisabéthaines, dans le deuxième on peut trouver des échos de roman picaresque (et ses conflits héroï-comiques entre malfrats) ou du hard-boiled dick, dont le criminel solitaire est ici l´envers (mais qui peut tout aussi bien « nettoyer » à vide ses adversaires).
c. 4 La transposition du milieu criminel dans un environnement rural transforme les motifs du crime organisé en une sorte de parodie dégradée. Ce que l´on appelle le « backwoods noir » rejoint ainsi l´imaginaire décadent de la ruralité atavique introduite par les romanciers naturalistes. Cela peut aller de la comédie loufoque (Fantasia chez les ploucs) jusqu´aux abords de l´horreur (Harry Crews), comme en témoignent diverses « redneck movies » étudiées par Maxime Lachaud dans son ouvrage éponyme. On touche là à l´autre versant du roman criminel noir :

2) L´autre grand sous-genre du roman noir du criminel est celui du loser ou fall guy, cumulant son rôle avec celui de la victime. On retrouve là la longue tradition des histoires tragiques et des faits divers, mais aussi des tragédies de la Fatalité.
2.1 Complément souvent exploité de cette figure est celle de la Femme Fatale, par qui la tragédie arrive (souvent connectant le type innocent avec le milieu criminogène ou l´intrigue meurtrière –cas classique du triangle amoureux, variante « noire » du schéma tragique de l´amour contrarié, défini par Denis de Rougemont comme archétype du sentiment amoureux occidental)
2.2 Se démarquant du couple Femme Fatale-Fall guy on trouve aussi le couple loser, amants poursuivis par une fatalité qui leur est extérieure et souvent voués à une cavale sans issue (le prototype restant Bonnie and Clyde).
2.3. Une variante du loser qui s´érigera en sous-genre émergent d´après-guerre est celui du roman du « loser psychopathe », limitrophe avec le roman de suspense voire l´horreur avec lequel on le confond souvent. Là encore c´est l´emphase du texte (atmosphère « noire » et fatalité socio-psychologique vs procédés du suspense ou de l´horreur) qui permettra de départager la dominante générique.

C) Comme dans le cas du roman à énigme le Roman Noir de la victime est difficilement distinguable du roman de suspense. Là aussi, tout dépend si le texte emphatise plutôt la logique narrative du suspense ou le déterminisme du milieu et l´atmosphère « noire » (œuvre limitrophe d´un William Irish). Les innocents persécutés (par la Loi ou les gangsters, voire les deux) rejoignent les losers en cavale dans une galerie de paumés empreinte d´une certaine poétique de l´échec, voire d´une Weltanschauung existentialiste (David Goodis, "romans durs" de Simenon). À la périphérie du naturalisme (Nelson Algren), plusieurs figures d´outsiders (Howard S. Beck) sont privilégiées, du boxeur au "hustler", voire le souteneur, tandis que le sous-genre des délinquants juvéniles se situe à la croisée entre roman du criminel et de la victime, oscillant entre les deux selon l´approche idéologique plutôt libérale ou conservatrice.
 
D) Hybridations du Roman Noir :
               De par sa grande flexibilité formelle et thématique, le Noir peut facilement « colorer » divers autres genres (ce fut le cas notamment au cinéma lors des grandes années du film noir, où l´aspect visuel et iconographique si singulier permit d´influencer toute la production de l´époque :  l´on vit ainsi des westerns noirs, du « techno-noir », des mélos noirs, voire des comédies musicales noires…). Parmi les plus visibles, signalons :
1) Aux frontières du polar et de l´anticipation a émergé un riche courant de SF Noir dont le rejeton le plus visible reste le cyberpunk (abreuvé aux sources des pionniers les plus marqués par cette hybridation –P. K. Dick, Alfred Bester, etc.)
               2) Le mélodrame a souvent eu des zones frontalières avec le roman noir, notamment à travers ses visions plus naturalistes de la déchéance en milieu urbain (récits des perdants livrés à des passions destructrices, fatum déterministe qui écrase des personnages fêlés). Zola fait ici figure de précurseur, de Thérèse Raquin à La bête humaine. Des auteurs tels que Nelson Algren ou Erskine Caldwell s´inscrivent à cette croisée, souvent exploitée dans le film noir (dont les adaptations de ces mêmes auteurs).
3) La question des frontières entre roman d´espionnage et roman noir se pose dans des œuvres où la vision « noire » des dessous des rouages du pouvoir prédomine (souvent à l´intérieur du propre gouvernement, rejoignant les fictions du complot). L´influence du hard-boiled dick sur l´espion-aventurier est aussi historiquement avérée par l´influence directe de Mike Hammer sur James Bond (Spillane crée d´ailleurs sa propre variante du nouveau type superhéroïque : Tiger Mann)
4) Le noir historique accentue les stratégies du Noir vs celle du roman à énigme historique, notamment en puisant dans l´histoire du crime organisé –ou psychopathologique- moderne (Ellroy, Lahaine).


III) Roman de suspense (et/ou Thriller)

Il s´agit, depuis la tripartition canonique de Todorov, de la filière la plus instable et fragile du roman policier du point de vue théorique et institutionnel. Minorée, ramenée dans le giron du roman à énigme (Boileau et Narcejac) ou du roman noir (Todorov), voire simplement ignorée, elle a pourtant acquis une certaine autonomie dans le discours critique (Reuter, ch. 5) et dans l´œuvre de certains auteurs consacrés (Irish, Hitchcock, Highsmith, Mary Higgins Clark) voire dans certains sous-genres, tel le giallo cinématographique.
Contrairement aux autres catégories, la dominante structurelle (Jakobson) est ici un procédé narratif, celui du suspense, hérité du roman populaire (dont les célèbres « cliffhangers » propres au roman-feuilleton et les sombres appréhensions du roman gothique) et dont l´effet visé est de générer un affect (l´angoisse ou, plus généralement, les « thrills » auquel renvoie le terme de « thriller »). On voit là comment on a pu le considérer à la fois comme relevant du roman à énigme et du roman noir, puisque tous les deux peuvent se prêter à un traitement axé sur la tension anxiogène. Dans le premier cas c´est la mécanique intellective qui est invoquée, dans le deuxième c´est l´atmosphère noire qui prime.
Historiquement, c´est au sein du « golden age » du roman à énigme que l´on voit se transformer le legs du roman gothique de la femme persécutée en « mystery novel » du type dit « Had-I-But-Known » (Mary Roberts Rinehart), modèle qui allait longtemps continuer et dont Hitchcock allait faire une de ses spécialités (v. Rebecca). Mais, significativement, le suspense prospère aussi au sein du roman noir, comme en témoigne l´œuvre de William Irish, souvent invoqué comme exemple suprême de ces deux variantes du roman policier. Si l´on compare Irish ou Highsmith avec Rinehart on retrouve, outre l´opposition entre « ratiocination » analytique et action, celle entre vision du monde « noire » et domesticité edwardienne.

A) Le suspense-enquête
Il s´agit de la catégorie le plus souvent évoquée par la critique depuis Todorov. On y retrouve parachevée la fusion entre deux rôles généralement opposés dans les autres variantes, celui de l´enquêteur et celui de la victime, ce qui a souvent mené à dire qu´il s´agit là du roman policier de la victime. La figure privilégiée en est celle du faux coupable qui doit démontrer son innocence (série The Fugitive), poursuivi à la fois par les forces de l´Ordre et par le véritable criminel qui veut s´en débarrasser. Contrairement aux enquêteurs professionnels des autres courants, ce sont ici des citoyens ordinaires qui doivent faire preuve d´ingéniosité et de débrouillardise (plus proches en cela de la métis grecque plutôt que de l´analyse rationaliste du "whodunit" ou de la force brute du noir).
L´enquête est toujours contre la montre et contre la mort, combinant la mécanique formelle et les thèmes existentialistes de l´angoisse primordiale (Angst) et de l´Être-pour-la-mort (cas-limite : l´enquêteur est littéralement la victime du crime qui a juste quelques heures pour trouver son meurtrier avant de trépasser –D.O.A, film de 1949).
Autour de cette dramaturgie essentielle les situations-type peuvent varier : enquête pour retrouver un être cher kidnappé avant qu´il ne soit trop tard, pour déterminer si votre partenaire planifie votre élimination (variante domestique aux accents « gothiques ») ou si des gangsters ou des politiciens corrompus veulent vous faire porter le chapeau d´un crime qu´ils ont commis (variante proche de la mythologie et du personnel du roman noir).

B) Le suspense-criminel
Dans sa variante criminelle, le roman de suspense déplace sa mécanique fondamentale au traitement des meurtres. Si l´enquête était menée sur fond de mort imminente, les récits de crime vont prendre ici le dessus comme élément anxiogène.
1) Lorsque le tueur s´érige en personnage principal, nous avons des récits où le suspense se déplace vers la mécanique qui mène à l´exécution des crimes et les menaces qui pesent sur son propre sort (pourquoi, quand et qui frappera-t-il? Réussira-t-il à éluder la police?). Comme l´enquêteur du suspense, il s´agit ici d´un citoyen ordinaire aux antipodes du criminel professionnel du roman noir (le gangster est d´ailleurs souvent son antagoniste, v. Irish), pris dans une dynamique tout aussi cauchemardesque que celle de l´innocent persécuté (v. Patricia Highsmith). Souvent à la croisée entre le criminel intellectuel du roman à énigme et le loser du roman noir, le criminel du récit de suspense est livré à sa propre débrouillardise, devant faire preuve d´une grande capacité d´improvisation face à l´accumulation de déboires qui compliquent à chaque fois ses projets, de l´exécution du crime à ses conséquences inattendues.
2) Inversement, lorsque le suspense est plutôt placé sur ses victimes, émerge le tueur mystérieux qui constitue une menace pour le groupe qui porte l´identification lectrice. L´emphase est moins dans le récit d´enquête qui vise à le démasquer (souvent littéralement) que dans l´angoisse que suscite son macabre jeu de massacre (le « count-down »). Ironiquement, c´est un texte-limite du roman à énigme classique, les 10 Little Indians d´Agatha Christie, qui va donner naissance à un véritable sous-genre qui en hypertrophie le fonctionnement jusqu`à éclipser, par sa poétique du meurtre, la dimension originelle de l´enquête : le giallo cinématographique.
3) Du tueur mystérieux on passe, historiquement, au psychopathe. Figure désormais hégémonique, héritée du “loser psychopathe” du roman noir et du grand criminel du roman d´aventures policières, le serial killer se prête parfaitement à la mécanique du suspense, constituant en lui-même une sorte de sous-genre aux limites de l´horrifique (la différence réside encore une fois dans la dominante esthétique, à savoir si l´emphase est placée sur l´horreur graphique de ses actions et sur la monstrification du personnage plutôt que sur les procédés de suspense).
Deux perspectives s´ouvrent autour de cette figure: celle de la chasse à l´homme, placée plutôt sur l´axe de l´enquête (inaugurée par des oeuvres atypiques du Golden Age telles que Murder Gone Mad de P. MacDonald ou Cat of Many Tails d´Ellery Queen -et, au cinéma, M. de Fritz Lang) et celle de la cavale sanglante, axée sur le parcours du criminel (modèle classique de Rendez-vous with Death ou The Bride Wore Black de William Irish, le premier filmé significativement en version giallo par Umberto Lenzi) jusqu´à en épouser souvent le point de vue (Killer On the Road d´Ellroy, etc.).
4) Lorsque c´est la relation dialectique entre le criminel et sa victime qui est source de suspense (variation autour de la dialectique hégélienne du maître et de l´esclave) nous pouvons avoir alternance de points de vue ou, plus dramatiquement, restreindre à celui qui offre un plus grand potentiel anxiogène. Les récits de kidnapping (v. l´insoutenable The Vanishing de Tim Krabbé), mais aussi les hésitations domestiques du type « Had-I-But-Known » se prêtent particulièrement à ce traitement.

C) Hybridations génériques
De par son flou constitutif et la transmigration généralisée du procédé narratif du suspense, cette catégorie se prête à des multiples hybridations. Parallèlement, les frontières poreuses permettent de désigner par l´appellatif « thriller » des œuvres de plusieurs genres dès lors que l´on considère que la mécanique du suspense prédomine.
1) Déjà signalées, ses limites avec l´horreur sont souvent floues, comme en témoignent entre autres le cas ambivalent de Psycho et des fictions de serial killers en général, mais aussi les productions de Richard Bachman (pseudonyme initial de Stephen King). La différence de traitement reste toutefois notable : à titre d´exemple, la mutation cinématographique du slasher à partir du giallo marque le passage du suspense à l´horreur par intensification du jeu de massacre aux dépens de la dialectique de l´énigme et de l´enquête et par réduction du tueur à l´archétype du monstre primordial.
2) On parle de « psychological thriller » pour des fictions où l´analyse de cas psychopathologique est structurée autour d´effets de suspense (inquiétudes quant à la santé mentale d´un proche, voire d´un même personnage à l´égard de sa propre psyché).
3) Le terme de « spy thriller » renvoie parfois abusivement aux fictions d´espionnage dans leur ensemble alors que, de par leur autonomisation dans les années d´après-guerre, la tradition critique et le champ littéraire de grande consommation tendent à les distinguer radicalement du roman policier. L´usage restreint du terme nous semble plus approprié lorsque la fiction d´espionnage est toute entière articulée par le suspense (cas canonique de l´innocent que l´on méprend pour un agent secret, rejoignant la thématique de l´innocent persécuté; préparation d´une action terroriste d´envergure internationale, etc.).
4) Plus globalement, la catégorie du « thriller », plus vaste et floue que celle de « récit de suspense », peut fonctionner comme véritable fourre-tout, comme lorsqu´on évoque le genre hégémonique dans les blockbusters de « l´action thriller », mutation du récit d´aventures policières par surenchère de suspense interposée. Plusieurs scripts du roman noir (romans de casse, d´évasion, de chasse à l´homme ou de réglements de compte) peuvent ainsi recevoir un traitement où le suspense et l´action prennent le dessus sur le milieu socio-économique jusqu´à en éclipser les idéologèmes et les sociogrammes d´origine (ou les réduire à des simples clichés).  

Il va de soi que ces différentes variantes se présentent rarement comme des essences « chimiquement pures » et que toutes les combinatoires sont, ici comme partout ailleurs dans l´univers protéen de la fiction, possibles. Récits noirs construits sur le modèle des récits d´énigme classique, récits d´énigme avec forte coloration « noire », récits de suspense combinant les deux autres sont non seulement concevables mais récurrents. L´important, en vue de l´utilisation heuristique de classifications typologiques telle que celle que nous tentons d´apporter ici, est d´être attentif à ce que les différentes combinatoires et dominantes permettent de développer au sein du texte particulier qui les articule, et, partant, aux divers horizons de sens qui s´y activent.


[1] « Some years ago I devised, as an experiment, an inverted detective story in two parts. The first part was a minute and detailed description of a crime, setting forth the antecedents, motives, and all attendant circumstances. The reader had seen the crime committed, knew all about the criminal, and was in possession of all the facts. It would have seemed that there was nothing left to tell. But I calculated that the reader would be so occupied with the crime that he would overlook the evidence. And so it turned out. The second part, which described the investigation of the crime, had to most readers the effect of new matter
[2] Pour une longue liste de Hard-boiled Dicks v. Vázquez de Parga, Mitos de la novela criminal: Continental Op (1923), Sam Spade, Bill Crane (1934) Lemmy Caution (1936), Mike Shayne (1939), Philip Marlowe (id.), Max Thursday (1947) , Mike Hammer (id.), Lew Archer (1949), Shell Scott (1950), Nestor Burma, etc. La variante du journaliste : Kent Murdock de Harmon Coxe 1935, Daniel Mainwaring de Geoffrey Homes 1936, etc.

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