miércoles, 22 de febrero de 2012
Gramsci
Sur le roman policier
Le roman policier est né aux confins de la littérature sur les « causes célèbres « .C'est à celle-ci, d'ailleurs, que se rattache également le roman du type Comte de MonteCristo; ne s'agit-il pas, ici aussi, de « causes célèbres » romancées, colorées de toute l'idéologie populaire concernant l'administration de la justice, surtout si la passion politique s'y mêle ? Rodin, dans Le Juif errant, n'est-il pas un type d'organisateur d' « intrigues scélérates « , que n'arrête aucun crime, aucun assassinat, et au contraire le prince Rodolphe [12] n'est-il pas « l'ami du peuple « , qui déjoue les intrigues et les crimes ? Le passage de ce type de roman aux romans de pure aventure est marqué par un processus de schématisation de la pure intrigue, dépouillée de tout élément d'idéologie démocratique et petite-bourgeoise : ce n'est plus la lutte entre le peuple bon, simple et généreux, et les forces obscures de la tyrannie (Jésuites, police secrète liée à la raison d'Etat ou à l'ambition de certains princes, etc.),mais seulement la lutte entre la délinquance professionnelle ou spécialisée et les forces de l'ordre légal, privées ou publiques, sur la base de la loi écrite.
La collection des « causes célèbres » , dans la célèbre collection française, a eu son équivalent dans les autres pays : elle a été! traduite en italien, au moins en partie, pour les procès de renommée européenne, comme celui de Fualdès, pour l'assassinat du courrier de Lyon, etc.
L'activité « judiciaire » a toujours suscité de l'intérêt et continue à le faire; l'attitude du sentiment public envers l'appareil de la justice (toujours discrédité, d'où le succès du policier privé ou amateur) et envers le délinquant a souvent changé ou du moins a pris diverses colorations. Le grand criminel a souvent été représenté comme supérieur à l'appareil de la justice, exactement comme le représentant de la « vraie « justice : influence du romantisme, Les Brigands [13] de Schiller; les contes d'Hoffmann, Anna Radcliffe, le « Vautrin « de Balzac.
Le personnage de Javert des Misérables est intéressant du point de vue de la psychologie populaire : Javert a tort du point de vue de la « vraie justice « , mais Hugo l'a représenté de façon sympathique, comme un « homme de caractère « , attaché à son devoir « abstrait « , etc.; c'est de Javert que naît peut-être une tradition selon laquelle même le policier peut être « respectable « .
Rocambole de Ponson du Terrail. Gaboriau continue la réhabilitation du policier, avec Monsieur Lecocq qui ouvre la voie à Sherlock Holmes. Il n'est pas vrai que les Anglais, dans le roman « judiciaire « représentent la « défense de la loi « , alors que les Français représentent l'exaltation du délinquant. Il s'agit d'un passage « culturel « dû au fait que cette littérature se répand aussi dans certaines couches cultivées. Se rappeler qu'Eugène Sue, très lu par les démocrates des classes moyennes, a imaginé tout un système de répression de la délinquance professionnelle.
Dans cette littérature policière il y a toujours eu deux courants l'un mécanique, basé sur l'intrigue, l'autre artistique; Chesterton est aujourd'hui le plus grand représentant de cet aspect « artistique « comme le fut en son temps Poe : Balzac, avec Vautrin, s'occupe du délinquant, mais il n'est pas, « techniquement « parlant, un écrivain de romans policiers.
[1934-1935]
Voir le livre de Henri Jagot : Vidocq, éd. Berger-Levrault, Paris, 1932. Vidocq a servi de point de départ au Vautrin de Balzac et à Alexandre Dumas (on le retrouve aussi un peu dans le « Jean Valjean « de Victor Hugo et surtout dans Rocambole). Vidocq fut condamné à huit ans de prison comme faux-monnayeur, à cause d'une imprudence; vingt évasions, etc. En 1812, il entra dans la police de Napoléon et commanda pendant quinze ans une équipe d'agents créée exprès pour lui : il devint célèbre pour ses arrestations sensationnelles. Congédié par Louis-Philippe, il fonda une agence privée de détectives, mais avec peu de succès : il ne pouvait opérer que dans les rangs de la police d'Etat. Mort en 1857. Il a laissé ses Mémoires, qui n'ont pas été écrits par lui seul et qui contiennent beaucoup d'exagérations et de vantardises.
Voir l'article de Aldo Sorani : « Conan Doyle et le succès du roman policier « dans Pegaso d'août 1930 : important pour l'analyse de ce genre de littérature et pour les diverses formes spécifiques qu'il a pris jusqu'ici. En parlant de Chesterton et de la série de nouvelles sur le père Brown [14], Sorani ne tient pas compte de deux éléments culturels qui paraissent par contre essentiels : a) il ne fait pas allusion à l'atmosphère caricaturale qui se manifeste spécialement dans le volume L'Innocence du père Brown et qui constitue même l'élément artistique qui élève la nouvelle policière de Chesterton lorsque, ce qui n'est pas toujours le cas, l'expression en est parfaite; b) il ne signale pas le fait que les nouvelles du père Brown sont des « apologies « du catholicisme et du clergé romain, entraîné à connaître tous les replis de l'âme humaine par l'exercice de la confession et par sa fonction de guide spirituel et d'intermédiaire entre l'homme et la divinité contre le « scientisme » et la psychologie positive du protestant Conan Doyle. Sorani, dans son article, se réfère à diverses tentatives, particulièrement anglo-saxonnes, et de plus grande importance littéraire, pour perfectionner du point de vue technique le roman policier. L'archétype est Sherlock Holmes, dans ses deux caractères fondamentaux : de scientifique et de psychologue : il s'agit de perfectionner l'un oul'autre de ces traits caractéristiques, ou les deux ensemble. Chesterton a justement insisté sur l'élément psychologique, dans le jeu des inductions et des déductions du père Brown, mais semble avoir encore exagéré dans ce sens avec le personnage du poète-policier Gabriel Gale.
Sorani esquisse un tableau du succès inouï remporté par le roman policier dans tous les ordres de la société et cherche à en trouver l'origine psychologique : ce serait une manifestation de révolte contre le caractère mécanique et la standardisation de la vie moderne, une façon de s'évader de la grisaille de la vie quotidienne. Mais cette explication peut s'appliquer à toutes les formes de littérature, populaire ou artistique : depuis le poème chevaleresque (Don Quichotte ne cherche-t-il pas à s'évader lui aussi, et même pratiquement de la vie quotidienne grise et standardisée d'un village espagnol ?) jusqu'au roman-feuilleton de tous genres. L'ensemble de la littérature et de la poésie ne serait donc qu'unstupéfiant contre la banalité quotidienne ? De toute façon, l'article de Sorani est indispensable pour une future recherche plus organique sur ce genre de littérature populaire.
Le problème : Pourquoi la littérature policière est-elle répandue ? est un aspect particulier du problème plus général : Pourquoi la littérature non artistique est-elle répandue ? Sans aucun doute pour des raisons pratiques et culturelles (politiques et morales) : et cette réponse générale est la plus précise, dans ses limites approximatives. Mais la littérature artistique elle-même ne se répand-elle pas elle aussi pour des raisons pratiques ou politiques et morales, et seulement par l'intermédiaire de raisons de goût artistique, pour rechercher la beauté et pour en jouir ? En réalité on lit un livre poussé par des raisons pratiques (et il faut rechercher pourquoi certains élans se généralisent plus que d'autres) et on le relit pour des raisons artistiques. L'émotion esthétique ne naît presque jamais à la première lecture. Cela se manifeste encore davantage au théâtre, où l'émotion esthétique représente un « pourcentage » très réduit de l'intérêt du spectateur; car à la scène d'autres éléments jouent, et nombre d'entre eux ne sont même pas d'ordre intellectuel, mais d'ordre purement physiologique, comme le sex appeal, etc. Dans d'autres cas l'émotion esthétique au théâtre ne tire pas son origine de l'œuvre littéraire, mais de son interprétation par les acteurs et le metteur en scène : mais dans ce cas, il faut que le texte littéraire du drame qui fournit le prétexte à l'interprétation ne soit pas « difficile » et d'une psychologie recherchée, mais qu'il soit « élémentaire et populaire » dans ce sens que les passions représentées doivent être, le plus possible, profondément « humaines « et d'une expérience immédiate (vengeance, honneur, amour maternel, etc.) et par conséquent l'analyse se complique aussi dans ces cas-là.
Les grands acteurs traditionnels étaient acclamés dans La Mort civile, dans Les Deux Orphelines, dans Les Crochets du Père Martin [15], etc., plus que dans les intrigues à complications psychologiques : dans le premier cas les applaudissements étaient sans réserve; dans le second cas, ils étaient plus froids, destinés à isoler l'acteur aimé du public de l'œuvre représentée, etc.
Une justification du succès des romans populaires semblable à celle que donne Sorani se trouve dans un article de Filippo Burzio sur Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas (publié dans La Stampa du 22 octobre 1930 et reproduit en extraits par L'Italia letteraria du 9 novembre). Burzio considère Les Trois Mousquetaires comme une excellente personnification, comme Don Quichotte et le Roland furieux [16], du mythe de l'aventure, « c'est-à-dire de quelque chose d'essentiel à la nature humaine, qui semble gravement et progressivement s'éloigner de la vie moderne. Plus l'existence se fait rationnelle [ou rationalisée, plutôt, par contrainte, car si elle est rationnelle pour les groupes dominants, elle ne l'est pas pour les groupes dominés; et elle est liée à l'activité économique-pratique, par laquelle la contrainte s'exerce, fut-ce même de façon indirecte, sur les couches « intellectuelles » elles-mêmes] et organisée, plus la discipline sociale devient rigoureuse et la tâche assignée à l'individu précise et prévisible [mais imprévisible pour les dirigeants, comme le manifestent les crises et les catastrophes historiques], et plus la marge d'aventure se trouve réduite, comme la libre forêt, qui appartient à tous, est réduite entre les murs étouffants de la propriété privée... Le taylorisme est une belle chose et l'homme est un animal qui peut s'adapter, mais il y a pourtant des limites à sa mécanisation. Si on me demandait quelles sont les raisons profondes de l'inquiétude occidentale, je répondrais sans hésiter : la décadence de la foi (!) et l'humiliation du désir d'aventure. Qui l'emportera, du taylorisme ou des Trois Mousquetaires ? C'est une autre question, et quant à la réponse qui, il y a trente ans, semblait certaine, il vaut mieux la laisser en suspens. Si la civilisation actuelle ne sombre pas, nous assisterons peut-être à un intéressant mélange des deux. »
Le problème est celui-ci : Burzio ne tient pas compte du fait qu'il y a toujours eu une grande partie de l'humanité dont l'activité a toujours été taylorisée et soumise à une discipline de fer, et qu'elle a cherché à s'évader hors des limites étroites de l'organisation existante qui l'écrasait par l'imagination et par le rêve. La plus grande aventure, la plus grande « utopie « que l'humanité a créée collectivement, la religion, n'est-elle pas une façon de s'évader du « monde terrestre « ? Et n'est-ce pas dans ce sens que Balzac parle de la loterie comme d'un opium pour la misère, phrase qui a été reprise ensuite par d'autres [17]? Mais le plus important est qu'à côté de Don Quichotte existe Sancho Pança, qui ne veut pas « d'aventures » ,mais une vie assurée, et que dans leur grande majorité les hommes sont tourmentés précisément par « l'impossibilité de prévoir le lendemain » ,par le caractère précaire de leur propre vie quotidienne, c'est-à-dire par un excès d' « aventures » probables.
Dans le monde moderne le problème prend un aspect différent de celui qu'il avait dans le passé, parce que la rationalisation coercitive de l'existence frappe toujours plus les classes moyennes et les intellectuels, et d'une façon inouïe; mais pour elles aussi il ne s'agit pas d'une décadence de l'aventure, mais bien du caractère trop aventureux de la vie quotidienne, c'est-à-dire du caractère trop précaire de l'existence, joint à la conviction qu'il n'y a aucun moyen individuel d'endiguer cette précarité de l'existence : aussi les gens aspirent-ils à l'aventure « belle » et intéressante, parce qu'elle est due à leur propre initiative contre la « laide » , la révoltante aventure qui est due aux conditions que d'autres ne leur proposent pas, mais leur imposent.
La justification de Sorani et de Burzio sert aussi à expliquer la passion du sportif, c'est-à-dire que, expliquant trop de choses, elle n'explique rien. Le phénomène est vieux au moins comme la religion, et il est à plusieurs aspects et non unilatéral : il a même un aspect positif, c'est-à-dire le désir de « s'éduquer « par la connaissance d'un mode de vie que l'on considère comme supérieur au sien, le désir d'élever sa propre personnalité en se proposant un modèle idéal, le désir de connaître le monde et les hommes plus qu'il n'est possible dans certaines conditions de vie, le snobisme, etc.,etc. (L.V.N., pp. 115-119.)
[1934-1935]
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