jueves, 26 de enero de 2012
De l`illégalisme à la délinquance
De la confiscation bourgeoise du vol politique et de sa chute dans le discours, l’esthétique et le jeu.
La figure du voleur, issu du peuple, représentant du peuple, en lutte contre les oppresseurs du peuple, cette figure contestataire du pouvoir, il fallait la détruire. Or il eût été vain d’aller contre la fascination que le vol exerce : fascination politique de la foule pour celui qui brave l’Etat et l’oppression de la loi. En revanche, il est possible de désamorcer la charge politique de cette fascination en déplaçant, sur l’échelle sociale, la figure héroïque du voleur, en la détachant du peuple. « La littérature policière transpose à une autre classe sociale cet éclat dont le criminel avait été entouré. » (p. 82) Il s’agit d’embourgeoiser la figure héroïque du voleur. La fascination demeure (la foule continue à suivre avec passion le combat qui oppose le criminel à l’Etat) ; mais aucune identification politique n’est plus possible. Le héros erre et agit dans des milieux supérieurs, étrangers, inaccessiblesviii. Le roman criminel, selon Foucault, a surtout « pour fonction de montrer que le délinquant appartient à un monde entièrement autre, sans
relation avec l’existence quotidienne et familière »ix.
Lorsque, au XIXe siècle, tout le Paris de Louis-Philippe se passionne pour le procès Lacenaire, c’est un criminel bien inoffensif que la foule prend pour héros ; d’abord, parce que ses crimes sont médiocres, « étriqués » dit Foucault ; ensuite, parce qu’étant poète, il les recouvre de discours théoriques et esthétisants : on a parlé à son sujet de « métaphysique du crime » (p. 333).
Pour Foucault, la mort de Lacenaire et la fête qui accompagne cette mort manifestent précisément ce « triomphe de la délinquance sur l’illégalisme » (p. 332). Ce que l’illégalisme populaire portait en lui de subversion politique déchoit en délinquance étriquée, bourgeoise et recouverte de mots creux. En Lacenaire, dans ces années 1830, on célébrait donc « la figure symbolique d’un illégalisme assujetti dans la délinquance et transformé en discours – c’est-àdire rendu deux fois inoffensif » (p. 332). Lacenaire n’a rien d’un héros de la plèbe : celle-ci ne s’y trompe pas, qui en vient même, lorsqu’elle croise en prison ce bourgeois inoffensif, à soupçonner en lui un mouton ; au point que l’administration pénitentiaire dut « le protéger contre les détenus de la Force qui cherchaient à le tuer » (p. 331).
Embourgeoisé, déconnecté de la solidarité populaire, esthète : avec Lacenaire, la nouvelle figure du criminel se dessine ; « en ce sens, Lacenaire est un personnage rassurant » (p. 332). Il n’y a pas de mal à ce que Paris le fête. Il est même bon que Paris le fête. Il est bon que la foule se passionne pour ce criminel bourgeois, esthète et inoffensif, et s’enthousiasme pour le spectacle auquel donne lieu son procès. C’est le plus grand des voleurs… Oui, mais c’est un gentlemanx. Il s’agit, pour la classe au pouvoir, de se réapproprier le crime, ou du moins de confisquer la grandeur qui y est liée : « du roman noir à Quincey, ou du Château d’Otrante à Baudelaire, il y a toute une réécriture esthétique du crime, qui est aussi l’appropriation de la criminalité sous des formes recevables. »xi
Un autre mode de dépolitisation est à l’oeuvre ; il consiste à faire du crime un jeu, match inoffensif entre le criminel et l’Etat, presque un sport. Ce à quoi la littérature policière, à partir de Gaboriau, commence de s’employer : désormais le criminel se distingue « par ses ruses, ses subtilités, l’acuité extrême de son intelligence » (p. 82). Son affrontement avec la loi, laquelle apparaît sous les traits du détective, devient une « lutte entre deux purs esprits » (ibid.). Même plus de corps, du spirituel pur. Une partie d’échec,inoffensive. Qu’on songe aux raffinements scénaristiques des polars d’aujourd’hui (le travail admirable et méticuleux d’équipes de scénaristes,cherchant l’idée, la trouvaille, la complexification de la tramexii) : autant de ruses, autant de rebondissements, autant de suspense, autant de plaisir – règle du spectacle, du divertissement. Or, de ce sport, de ces jeux, comme des autres loisirs, l’homme du peuple est évidemment exclu ; il « est trop simple maintenant pour être le protagoniste de vérités subtiles » (p. 82). C’est la disparition des « héros populaires », le crime « ne peut être l’oeuvre que de natures d’exception » (ibid.). Impossible que le criminel nouveau devienne un modèle : il est devenu lointain, très lointain, étranger. Impossible qu’on l’imite. Toute la littérature policière a lieu dans un autre monde –
fantasmagorique Paris, capitale du XIXe siècle, où tout flotte au-dessus, très
au-dessus, de l’organisation matérielle, réelle, de la société.
La confiscation du crime par la bourgeoisie a pour corollaire de le rendre politiquement inoffensif ; voire de masquer ce que, par ailleurs, le crime continuerait de receler de politique. Foucault fait remarquer que la fête
parisienne autour de Lacenaire vient « bloquer le retentissement de l’attentat
de Fieschi ». Précisément, Fieschi, le plus récent des régicides, représentait
« la figure inverse » de celle de Lacenaire : celle d’ « une petite criminalité
débouchant sur la violence politique » (p. 332). Il fallait empêcher que la foule
s’attachât Fieschi. On lui présenta Lacenaire.
Un partage
« Ce ne sont pas seulement les feuilles volantes qui disparaissent quand naît la littérature policière ; c’est la gloire du malfaiteur rustique, et c’est la sombre héroïsation par le supplice. » (p. 82) Il faut bien observer cependant que ce transfert de l’héroïsme, du brigand populaire au bourgeois, est en réalité un partage ; car il est évident qu’en réalité, la criminalité populaire ne disparaît pas subitement au XIXe siècle. Et ce n’est pas non plus qu’on cesserait d’en parler. Mais on commence à en parler autrement : pendant qu’un premier discours – qu’on vient d’entendre – confisque l’héroïsation du crime et la réserve au criminel bourgeois en l’élevant jusqu’à lui, un second discours est produit, qui doit abaisser au contraire l’illégalisme populaire ; on en fait du sordide, une activité sale, de racaille, de bas-fonds, et bientôt de banlieue. On ne cesse donc pas de parler de l’illégalisme populaire, les journaux le reprennent « dans leurs faits divers quotidiens » mais ce n’est plus qu’une « grisaille sans épopée » (p. 83). Le héros populaire doit disparaître, il abandonne la scène, l’héroïsation étant confisquée par la classe au pouvoir. Il reste le criminel nu, détaché de toute solidarité populaire : il reste le délinquant. « Le partage est fait ; que le peuple se dépouille de l’ancien orgueil de ses crimes ; les grands assassinats sont devenus le jeu silencieux des sages. » (p. 83)
Ce partage accompli, on ne va cesser de le renforcer sur le plan esthétique ; on opposera avec soin la beauté du crime, tel que le bourgeois, seul, peut avoir la prétention de l’accomplir, au sordide de la petite délinquance populaire. « Les beaux meurtres ne sont pas pour les gagne-petit de l’illégalisme » (p. 82) ; dans les années 1830, Lacenaire, nous l’avons vu, était l’un des premiers à déplacer l’illégalisme « vers une esthétique du crime, c’est-à-dire vers un art des classes privilégiées » (p. 332) ; en 1849, Thomas de Quincey publie L’Assassinat considéré comme un des Beaux-arts (p. 333). La voie, où Baudelaire notamment s’engagera, est ouverte… Dès lors les journaux peuvent bien continuer d’héroïser leurs criminels : le vol en devenant esthétique a perdu toute dimension politique et la foule ne peut plus le regarder que comme un spectacle fascinant mais lointain, étranger,
aristotélicien : un divertissement. Et « le crime est glorifié, mais parce qu’il est
l’un des beaux-arts » (p. 82). Quant à l’illégalisme populaire, celui en qui la
foule s’était longtemps reconnue, on l’a rabaissé suffisamment pour qu’il lui
paraisse tout aussi étranger – et en plus d’étranger, répugnant.
Délinquance
Pendant que sur le versant bourgeois, on esthétisait, sur l’autre versant – celui de l’illégalisme populaire –, il fallut « dresser la barrière qui devait séparer les délinquants de toutes les couches populaires dont ils étaient issus et avec lesquelles ils demeuraient liés » (p. 333). Foucault précise que la tâche est difficile, « surtout dans les milieux urbains ». Mais on s’en donne les
moyens ; Foucault en liste au moins six (p. 334). Retenons celui-là : « On a mis
en oeuvre des procédés plus particuliers pour entretenir l’hostilité des milieux
populaires contre les délinquants (en utilisant les anciens détenus comme
indicateurs, mouchards, briseurs de grève ou homme de main). » (p. 334)
Ainsi, pendant que Lacenaire, bourgeois, gagne facilement la sympathie de la foule, le criminel issu d’elle doit, lui, lui devenir complètement étranger ; il faut que le criminel de l’illégalisme populaire devienne impopulaire. Le peuple commence dès lors à craindre les cas individuels de la délinquance, en même temps qu’à les mépriser, devenu incapable d’y reconnaître les siens. « La prison, écrit Michèle Perrod, achève de se clore sur un peuple impopulaire. »xiii
Mieux encore, on s’arrangera pour faire de ce délinquant l’ennemi. C’est ce qu’avaient souhaité les réformateurs : le criminel populaire doit devenir un ennemi ; non plus l’ennemi de l’Etat, mais l’ennemi du peuple. « Si le recodage
punitif est bien fait, si la cérémonie de deuil se déroule comme il faut, le crime
ne pourra plus apparaître que comme un malheur et le malfaiteur comme un ennemi à qui on réapprend la vie sociale. » (p. 132) Il s’agira de montrer que le criminel n’a pas agi contre l’Etat, mais contre la « société ». Il faut que celle-ci, contre lui du côté de l’Etat, se défende. Aujourd’hui, on sait que ce n’est pas le discours des réformateurs qui a seul triomphé. Autant qu’un ennemi, le criminel est devenu un malade social. On ne voudrait pas que le criminel s’en prenne à l’Etat, ait pu vouloir s’en prendre à l’Etat ; alors on le dit malade de la société. Mais cela suffit : cela le rend aussi répugnant – le discours scientifique-médical brise toute fascination ; il sait arracher définitivement un individu à la foule qui l’a produit, et à son affectionxiv. Autant qu’à la prison, c’est aux psychologues, aux sociologues, aux criminologues, à toutes les sciences sociales, que son châtiment au tribunal, aussi léger soit-il, aussi atténué, le livre et le destine. Un cas. C’est-à-dire un individu seul, éloigné de la norme et détaché de la foule, abandonné d’elle et livré aux grilles du savoir et du pouvoir : « produire le délinquant comme sujet pathologisé » (p. 323).
Les « délinquants », abandonnés du peuple, arrachés à lui, sont livrés à la psychologie, à la sociologie, et autres sciences de l’homme. Aussi compréhensives soient ces sciences, aussi de gauche soient-elles, elles n’en achèvent pas moins la séparation de la foule et de ses criminelsxv.
Enfin, ironie sauvage : après avoir désamorcé toute potentialité politique de l’illégalisme populaire, on ne recule pas devant l’idée – une fois qu’il a été savamment dissocié du peuple, séparé – de l’utiliser politiquement. Voici comment : « L’utilisation politique des délinquants – sous la forme de mouchards, d’indicateurs, de provocateurs – était un fait acquis bien avant le XIXe siècle. Mais après la Révolution, cette pratique a acquis de tout autres dimensions : le noyautage des partis politiques et des associations ouvrières, le recrutement d’hommes de mains contre les grévistes et les émeutiers, l’organisation d’une sous-police – travaillant en relation directe avec la police légale et susceptible à la limite de devenir une sorte d’armée parallèle –, tout un fonctionnement extra-légal du pouvoir a été pour sa part assuré par la masse de manoeuvre constituée par les délinquants : police clandestine et armée de réserve du pouvoir. » (p. 327) « C’est alors que s’opère le couplage direct et institutionnel de la police et de la délinquance. » (p. 331) Foucault commente ainsi : « On peut dire que la délinquance, solidifiée par un système pénal centré sur la prison, représente un détournement d’illégalisme pour les circuits de profit et de pouvoir illicites de la classe dominante. » (p. 327) Mais on peut aller au-delà : plus que d’un détournement, il s’agit manifestement d’un retournement de l’arme (l’illégalisme populaire) : après la lui avoir ôtée, on retourne l’arme contre le peuple. L’effet est double : au-delà de l’efficacité de l’arme se renforcera, à mesure de son utilisation, la haine de l’un pour l’autre, rendant la séparation – qui d’abord fut fragile – irréversible.
D’ailleurs ce mot de « retournement » surgit bien sous la plume de Foucault, quand celui-ci en vient à parler de la figure de Vidocq : « Vidocq marque le moment où la délinquance, détachée des autres illégalismes, est investie par le pouvoir, et retournée. » (p. 331) Entre Lacenaire qui dérobe au peuple l’héroïsme du vol pour l’offrir aux bourgeois et Vidocq qui met les illégalismes du peuple au service de l’Etat (et contre le peuple), l’agencement se met en place, qui dépolitise l’illégalisme et le réduit en délinquance. Cette symétrie n’échappe pas à Foucaultxvi. Quant à nous, nous souhaiterions la réutiliser à l’envers. C’est-à-dire : en se réappropriant (politiquement) l’illégalisme, récupérer Vidocq, repolitiser Lacenaire.
Source:
http://www.le-terrier.net/i2d/vol_et_reappropriation.pdf
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