sábado, 21 de enero de 2012

Poe Méthode de composition



Méthode de composition
Traduction de Charles Baudelaire de "The Philosophy of Composition"



Charles Dickens, dans une note que j’ai actuellement sous les yeux, parlant d’une analyse que j’avais faite du mécanisme de Barnaby Rudge, dit : « Savez-vous, soit dit en passant, que Godwin a écrit son Caleb Williams à rebours ? Il a commencé par envelopper son héros dans un tissu de difficultés, qui forment la matière du deuxième volume, et ensuite, pour composer le premier, il s’est mis à rêver aux moyens de légitimer tout ce qu’il avait fait. »

Il m’est impossible de croire que tel a été précisément le mode de composition de Godwin, et d’ailleurs ce qu’il en avoue lui-même n’est pas absolument conforme à l’idée de M. Dickens ; mais l’auteur de Caleb Williams était un trop parfait artiste pour ne pas apercevoir le bénéfice qu’on peut tirer de quelque procédé de ce genre. S’il est une chose évidente, c’est qu’un plan quelconque, digne du nom de plan, doit avoir été soigneusement élaboré en vue du dénoûment, avant que la plume attaque le papier. Ce n’est qu’en ayant sans cesse la pensée du dénoûment devant les yeux que nous pouvons donner à un plan son indispensable physionomie de logique et de causalité, — en faisant que tous les incidents, et particulièrement le ton général, tendent vers le développement de l’intention.

Il y a, je crois, une erreur radicale dans la méthode généralement usitée pour construire un conte. Tantôt l’histoire nous fournit une thèse ; tantôt l’écrivain se trouve inspiré par un incident contemporain ; ou bien, mettant les choses au mieux, il s’ingénie à combiner des événements surprenants, qui doivent former simplement la base de son récit, se promettant généralement d’introduire les descriptions, le dialogue ou son commentaire personnel, partout où une crevasse dans le tissu de l’action lui en fournit l’opportunité.

Pour moi, la première de toutes les considérations, c’est celle d’un effet à produire. Ayant toujours en vue l’originalité (car il est traître envers lui-même, celui qui risque de se passer d’un moyen d’intérêt aussi évident et aussi facile), je me dis, avant tout : parmi les innombrables effets ou impressions que le cœur, l’intelligence ou, pour parler plus généralement, l’âme est susceptible de recevoir, quel est l’unique effet que je dois choisir dans le cas présent ? Ayant donc fait choix d’un sujet de roman et ensuite d’un vigoureux effet à produire, je cherche s’il vaut mieux le mettre en lumière par les incidents ou par le ton, — ou par des incidents vulgaires et un ton particulier, — ou par des incidents singuliers et un ton ordinaire, — ou par une égale singularité de ton et d’incidents ; — et puis, je cherche autour de moi, ou plutôt en moi-même, les combinaisons d’événements ou de tons qui peuvent être les plus propres à créer l’effet en question.

Bien souvent j’ai pensé combien serait intéressant un article écrit par un auteur qui voudrait, c’est-à-dire qui pourrait raconter, pas à pas, la marche progressive qu’a suivie une quelconque de ses compositions pour arriver au terme définitif de son accomplissement. Pourquoi un pareil travail n’a-t-il jamais été livré au public, il me serait difficile de l’expliquer ; mais peut-être la vanité des auteurs a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante qu’aucune autre cause. Beaucoup d’écrivains, particulièrement les poëtes, aiment mieux laisser entendre qu’ils composent grâce à une espèce de frénésie subtile, ou d’intuition extatique, et ils auraient positivement le frisson s’il leur fallait autoriser le public à jeter un coup d’œil derrière la scène, et à contempler les laborieux et indécis embryons de pensée, la vraie décision prise au dernier moment, l’idée si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se laisser voir en pleine lumière, la pensée pleinement mûrie et rejetée de désespoir comme étant d’une nature intraitable, le choix prudent et les rebuts, les douloureuses ratures et les interpolations, — en un mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour les changements de décor, les échelles et les trappes, — les plumes de coq, le rouge, les mouches et tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, constituent l’apanage et le naturel de l’histrion littéraire.

Je sais, d’autre part, que le cas n’est pas commun où un auteur se trouve dans une bonne condition pour reprendre le chemin par lequel il est arrivé à son dénoûment. En général, les idées, ayant surgi pêle-mêle, ont été poursuivies et oubliées de la même manière.

Pour ma part, je ne partage pas la répugnance dont je parlais tout à l’heure, et je ne trouve pas la moindre difficulté à me rappeler la marche progressive de toutes mes compositions ; et puisque l’intérêt d’une telle analyse ou reconstruction, que j’ai considérée comme un desideratum en littérature, est tout à fait indépendant de tout intérêt réel supposé dans la chose analysée, on ne m’accusera pas de manquer aux convenances, si je dévoile le modus operandi grâce auquel j’ai pu construire l’un de mes propres ouvrages. Je choisis le Corbeau comme très-généralement connu. Mon dessein est de démontrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l’intuition, et que l’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique.

Laissons de côté, comme ne relevant pas directement de la question poétique, la circonstance ou, si vous voulez, la nécessité d’où est née l’intention de composer un poëme qui satisfît à la fois le goût populaire et le goût critique.

C’est donc à partir de cette intention que commence mon analyse.

La considération primordiale fut celle de la dimension. Si un ouvrage littéraire est trop long pour se laisser lire en une seule séance, il faut nous résigner à nous priver de l’effet prodigieusement important qui résulte de l’unité d’impression ; car, si deux séances sont nécessaires, les affaires du monde s’interposent, et tout ce que nous appelons l’ensemble, totalité, se trouve détruit du coup. Mais, puisque, cæteris paribus, aucun poëte ne peut se priver de tout ce qui concourra à servir son dessein, il ne reste plus qu’à examiner si, dans l’étendue, nous trouverons un avantage quelconque compensant cette perte de l’unité qui en résulte. Et tout d’abord je dis : Non. Ce que nous appelons un long poëme n’est, en réalité, qu’une succession de poëmes courts, c’est-à-dire d’effets poétiques brefs. Il est inutile de dire qu’un poëme n’est un poëme qu’en tant qu’il élève l’âme et lui procure une excitation intense ; et, par une nécessité psychique, toutes les excitations intenses sont de courte durée. C’est pourquoi la moitié au moins du Paradis perdu n’est que pure prose, n’est qu’une série d’excitations poétiques parsemées inévitablement de dépressions correspondantes, tout l’ouvrage étant privé, à cause de son excessive longueur, de cet élément artistique si singulièrement important : totalité ou unité d’effet.

Il est donc évident qu’il y a, en ce qui concerne la dimension, une limite positive pour tous les ouvrages littéraires, — c’est la limite d’une seule séance ; — et, quoique, en de certains ordres de compositions en prose, telles que Robinson Crusoé, qui ne réclament pas l’unité, cette limite puisse être avantageusement dépassée, il n’y aura jamais profit à la dépasser dans un poëme. Dans cette limite même, l’étendue d’un poëme doit se trouver en rapport mathématique avec le mérite dudit poëme, c’est-à-dire avec l’élévation ou l’excitation qu’il comporte, en d’autres termes encore, avec la quantité de véritable effet poétique dont il peut frapper les âmes ; il n’y a à cette règle qu’une seule condition restrictive, c’est qu’une certaine quantité de durée est absolument indispensable pour la production d’un effet quelconque.

Gardant bien ces considérations présentes à mon esprit, ainsi que ce degré d’excitation que je ne plaçais pas au-dessus du goût populaire non plus qu’au-dessous du critique, je conçus tout d’abord l’idée de la longueur convenable de mon poëme projeté, une longueur de cent vers environ. Or, il n’en a, en réalité, que cent huit.

Ma pensée ensuite s’appliqua au choix d’une impression ou d’un effet à produire ; et ici je crois qu’il est bon de faire observer que, à travers ce labeur de construction, je gardai toujours présent à mes yeux le dessein de rendre l’œuvre universellement appréciable. Je serais emporté beaucoup trop loin de mon sujet immédiat, si je m’appliquais à démontrer un point sur lequel j’ai insisté nombre de fois, à savoir, que le Beau est le seul domaine légitime de la poésie. Je dirai cependant quelques mots pour l’élucidation de ma véritable pensée, que quelques-uns de mes amis se sont montrés trop prompts à travestir. Le plaisir qui est à la fois le plus intense, le plus élevé et le plus pur, ce plaisir-là ne se trouve, je crois, que dans la contemplation du Beau. Quand les hommes parlent de Beauté, ils entendent, non pas précisément une qualité, comme on le suppose, mais une impression ; bref, ils ont justement en vue cette violente et pure élévation de l’âme, — non pas de l’intellect, non plus que du cœur, — que j’ai déjà décrite, et qui est le résultat de la contemplation du Beau. Or, je désigne la Beauté comme le domaine de la poésie, parce que c’est une règle évidente de l’Art que les effets doivent nécessairement naître de causes directes, que les objets doivent être conquis par les moyens qui sont le mieux appropriés à la conquête desdits objets, — aucun homme ne s’étant encore montré assez sot pour nier que l’élévation singulière dont je parle soit plus facilement à la portée de la Poésie. Or, l’objet Vérité, ou satisfaction de l’intellect, et l’objet Passion, ou excitation du cœur, sont, — quoiqu’ils soient aussi, dans une certaine mesure, à la portée de la poésie — beaucoup plus faciles à atteindre par le moyen de la prose. En somme, la Vérité réclame une précision, et la Passion une familiarité (les hommes vraiment passionnés me comprendront), absolument contraires à cette Beauté qui n’est autre chose, je le répète, que l’excitation ou le délicieux enlèvement de l’âme. De tout ce qui a été dit jusqu’ici, il ne suit nullement que la passion, ou même la vérité, ne puisse être introduite, et même avec profit, dans un poëme ; car elles peuvent servir à élucider ou à augmenter l’effet général, comme les dissonances en musique, par contraste ; mais le véritable artiste s’efforcera toujours, d’abord de les réduire à un rôle favorable au but principal poursuivi, et ensuite de les envelopper, autant qu’il le pourra, dans ce nuage de beauté qui est l’atmosphère et l’essence de la poésie.

Regardant conséquemment le Beau comme ma province, quel est, me dis-je alors, le ton de sa plus haute manifestation ; tel fut l’objet de ma délibération suivante. Or, toute l’expérience humaine confesse que ce ton est celui de la tristesse. Une beauté de n’importe quelle famille, dans son développement suprême, pousse inévitablement aux larmes une âme sensible. La mélancolie est donc le plus légitime de tous les tons poétiques.

La dimension, le domaine et le ton étant ainsi déterminés, je me mis à la recherche, par la voie de l’induction ordinaire, de quelque curiosité artistique et piquante, qui me pût servir comme de clef dans la construction du poëme, — de quelque pivot sur lequel pût tourner toute la machine...

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