jueves, 26 de enero de 2012

Le paradigme indiciaire



La trace comme indice : le « paradigme indiciaire » de Ginzburg

A lire en complément du PDF
http://lectorinfabula.free.fr/Textes/Ginzburg_indice.pdf

Nous avons vu dans le rappel terminologique initial que la trace était définie également comme une « petite quantité », lorsqu’on parle de « traces infinitésimales » d’un produit.

Avec cette acception, nous rejoignons l’idée de détails, d’indices, de signes minuscules,autrement dit ce que nous pourrions appeler la problématique de la trace indiciaire, très proche de la notion d’indice dans la sémiotique de Pierce. Et nous voyons bien que nous avons affaire alors à une toute autre problématique que celle de l’empreinte, évoquée plus haut.

L’une des approches théoriques qui caractérise bien cette problématique de la trace comme indice est celle d’un historien italien, Carlo Ginzburg, que cite abondamment Ricoeur (Carlo Ginzburg, Traces. Racines d’un paradigme indiciaire. In Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989. p. 139-180)


Pour Ginzburg, un nouveau « modèle épistémologique » en sciences humaines, qu’il qualifie de « paradigme » au sens de Kuhn, a émergé discrètement à la fin du 19ème siècle : le paradigme indiciaire. Il désigne par là l’analogie entre trois méthodes de recherche, utilisées dans des domaines très différents à la même époque :
- la critique d’art, avec les travaux de l’amateur d’art, Morelli, sur l’attribution de tableaux à leur véritable auteur : ses travaux permettaient de distinguer un original d’une copie par l’attention aux plus petits détails (le lobe d’une oreille, les ongles, la forme des doigts, etc.) et la « méthode morellienne » est devenue célèbre en histoire de l’art ;
- la littérature, avec les romans de Conan Doyle et la méthode de Sherlock Holmes,
relevant tous les indices imperceptibles (cendres de cigarettes, empreintes, etc.)
- la psychanalyse avec Freud, qui, dans un essai, « Le Moïse de Michel-Ange », se réfère à Morelli et à sa méthode indiciaire et fait de l’attention aux détails triviaux l’une des sources de la psychanalyse (cf. l’exemple des lapsus). Freud dit ainsi, à propos de Morelli : « Je crois que son procédé est étroitement apparenté à la technique de la psychanalyse médicale. Celle-ci aussi est habilitée à deviner les choses secrètes et cachées à partir de traits sous-estimés ou dont on ne tient pas compte, à partir du rebut – de refuser - de l’observation. ».
Le point commun entre ces trois méthodes est la médecine (Freud est médecin, Morelli est diplômé de médecine et Conan Doyle a été médecin avant de devenir écrivain) et ce que Ginzburg appelle le modèle de la sémiotique médicale, i.e. cette discipline fondée sur le diagnostic indirect de maladies, difficiles à observer directement.

Pour Ginzburg, il existe une véritable convergence entre la méthode de Morelli, celle de Holmes et la méthode psychanalytique, autour de la notion de traces infinitésimales, permettant de « saisir une réalité plus profonde » : traces qui peuvent être des symptômes (chez Freud), des indices (chez Sherlock Holmes) ou des signes picturaux (chez Morelli).

Et au-delà de cette convergence entre ces trois approches spécifiques, aurait émergé, à la fin du 19ème siècle, un paradigme indiciaire fondé sur la sémiotique, dont les origines sont en fait très anciennes.

Selon Ginzburg, les racines lointaines du paradigme indiciaire sont à chercher dans la chasse et le patrimoine de connaissances accumulé pendant des siècles par les premiers hommes chasseurs, habitués à reconstruire une forme ou une réalité à partir de multiples indices minuscules et de traces muettes : empreintes, touffes de poils, odeurs, etc. Ce patrimoine cynégétique est illustré à merveille dans le célèbre conte oriental des fils du roi de Serendip, que rappelle Ginzburg, l’histoire des trois frères qui parviennent à décrire l’aspect d’un animal qu’ils n’ont pas vu, à partir des indices recueillis sur son passage : un chameau blanc, aveugle,
qui porte deux outres sur le dos, d’huile et de vin. On trouve plusieurs versions de ce conte oriental, notamment chez Voltaire (dans Zadig) et surtout chez l’écrivain anglais du 18ème, Horace Walpole, qui rendra célèbre cette fable et forgera le terme de sérendipity, pour désigner « les découvertes imprévues, fruits du hasard et de l’intelligence ».

Ce conte, appelé à connaître aujourd’hui une nouvelle fortune, revêt un grand intérêt pour Ginzburg, car il illustre parfaitement les caractéristiques de la connaissance cynégétique, notamment la capacité à remonter à une réalité complexe, « à partir de faits expérimentaux apparemment négligeables » et de la convergence des indices. Au passage, Ginzburg suggère l’hypothèse, audacieuse et originale, que l’idée même de narration serait peut-être née du récit des chasseurs, premiers hommes à « raconter une histoire », dont ils détenaient seuls les clés, étant les seuls à pouvoir lire les traces muettes du passage du gibier.

De la chasse à la psychanalyse, en passant par la divination, la critique d’art ou les enquêtes policières, sans compter la médecine, la sémiotique et l’histoire : quels sont les traits de ce « paradigme indiciaire », qui pourrait apparaître comme un véritable fourre-tout, tant est longue et hétérogène la liste des disciplines et des modes de connaissances qu’il concernerait, selon Ginzburg ?

Trois grands aspects :
- l’individualité de l’objet d’analyse : les « disciplines indiciaires » (selon l’expression de Ginzburg), à savoir la médecine, la jurisprudence, la philologie, mais aussi l’histoire, sont des disciplines « qualitatives », centrées sur l’étude de phénomènes, ou de documents singuliers, individuels, se prêtant mal ou peu aux quantifications. La même idée se trouvait déjà chez Paul Veyne, à propos de l’histoire, qui « s’intéresse à des événements individualisés, dont aucun ne fait pour elle double emploi ».
- le « caractère indirect du déchiffrement » : la connaissance s’opère par traces, par documents, et non par expérimentation ou observation directe.
- le caractère conjectural : de nombreuses analogies sont relevées par Ginzburg entre le paradigme indiciaire et les pratiques de divination de l’Antiquité, notamment la similitude des comportements cognitifs et des opérations intellectuelles (analyse, comparaison,classification). La différence entre le déchiffrement cynégétique et le déchiffrement divinatoire se situe plutôt dans le rapport au temps : déchiffrement du passé d’un côté, du futur de l’autre. Mais le caractère conjectural du paradigme indiciaire désigne avant tout la marge irréductible d’aléatoire, d’incertitude dans le déchiffrement des traces : les
méthodes indiciaires sont des méthodes probabilistes.

D’où cette comparaison faite par Ginzburg (et reprise par Ricoeur) entre la connaissance médicale et la connaissance historique : « comme celle du médecin, la connaissance historique est indirecte, indiciaire et conjecturale. ». Le travail de l’historien serait proche de celui du détective, du policier ou du médecin, recourant à l’observation minutieuse de traces et de détails, dont le faisceau fournit le sens.

Sur un plan plus général, Ginzburg tire de l’observation de la nature probabiliste de la connaissance historique la même conclusion que Paul Veyne sur le caractère « non galiléen » de l’histoire, qui ne sera jamais une science, mais un « récit », une activité artisanale…

Enfin, notons pour conclure sur ce point, l’immensité du champ d’étude du paradigme
indiciaire, puisqu’il concerne toute réalité opaque, accessible uniquement par traces, par indices, traces pouvant être écrites ou non écrites.

A. Serres
Quelles problématiques de la trace?
http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/docs/00/06/26/00/PDF/sic_00001397.pdf

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