Notes pour une nouvelle typologie des fictions policières
Antonio Domínguez Leiva
Historiquement,
la question du roman policier a été surtout marquée par la codification d´un
modèle progressivement hégémonique, celui du roman à énigme. Établi au tournant
de la Belle Époque entre le triomphe de Sherlock Holmes et l´apogée du Golden Age ou
« âge d´or de la détection », ce type de fiction policière a
longtemps éclipsé dans le discours critique d´autres formes rivales. Le
succès concurrent du roman noir (dont on oublie souvent qu´il fut contemporain
non seulement du Golden Age mais des dernières fictions sherlockiennes
de Conan Doyle) permit toutefois d´opposer deux grands modèles, auxquels vint
s´ajouter, dans la tripartition désormais canonique introduite par T. Todorov dans sa "Typologie du roman policier" (1966), un
troisième terme aux contours flous, celui du roman de suspense.
Malheureusement, cette première distinction utile entre trois types distincts
de récit policier s´est ancrée dans le discours critique en solidifiant ces
blocs comme des entités monolithiques sans tenir compte des multiples variantes
qui œuvraient en leur sein. L´intérêt accru pour le domaine protéiforme des
fictions policières, ainsi que leurs combinatoires transmédiatiques sans cesse en mutation,
oblige à reconsidérer ces grands ensembles afin d´aboutir à une nouvelle
typologie qui tienne compte de quantité de cas exclus ou ignorés et permette
ainsi de tracer un panorama plus pertinent du vaste territoire qu´est la
« polarsphère ».
I) Roman d´Aventures Policières
Une première
forme de fiction policière provient du roman populaire et constitue une sorte
de compromis: le Roman d´Aventures Policières (ou encore Roman policier
archaïque). La structure d´ensemble reste celle du roman d´aventures
(accumulation de péripéties, retournements spectaculaires de situations,
mystères emboîtés, hégémonie de l´action aux dépens de la réflexion analytique,
etc.), mais l´on voit émerger en son sein des épisodes d´énigmes élucidées par
la détection, de thèmes (la criminalité urbaine, les fausses identités, etc),
des motifs (la chambre close) et des situations (la course-poursuite, les
usurpations d´héritage, etc.) qui vont caractériser l´univers du roman
policier.
On peut
distinguer des récits
A) Axés sur la
figure de l´enquêteur, qui reste essentiellement un Justicier clairement
surhumain (Nick Carter, Sexton Blake, Rouletabille, Harry Dickson)
B) ou axés sur
le criminel (Fantômas, Fu Manchu, etc), tout aussi surhumain, ou des
organisations criminelles qui en démultiplient les dangers (les Habits Noirs,
les Mohicans de Paris)
C) voire sur
la victime, selon la tradition mélodramatique des innocents persécutés. Selon
une combinatoire protéenne la victime peut se transformer en enquêteur ou en
criminel, voire un cumul variable de rôles (Montecristo, Chéri-Bibi).
Évolution :
formé au sein du roman populaire du XIXe siècle (roman-feuilleton français,
Newgate novel anglaise) il va encore rivaliser avec l´émergence du roman
policier à énigme puis celle du roman noir (notamment à travers les pulps
états-uniens : The Shadow, Doc Savage, etc) et du roman d´espionnage qui,
tout en s´en appropriant divers traits, vont finalement l´éclipser. Il reste
néanmoins vivant dans la littérature pour la jeunesse (Fantômette, etc) ou dans
le roman sériel d´inspiration feuilletonnesque (Nick Carter-Killmaster, etc)
II) Roman
policier à énigme
Le modèle
canonique, puisqu´historiquement le plus rigoureusement établi et étudié dès sa
naissance (symptomatiquement désignée comme « âge d´or ») est celui
du roman policier à énigme classique (v. Y. Reuter, ch. 3). Non seulement on a
longtemps réduit « le » roman policier à cette simple variante, mais
encore cette variante à sa version dominante, celle du roman d´enquête.
A) Roman de l´enquête
1) Présenté dans sa forme pure comme un pur jeu
d´esprit entre détective et criminel mais aussi entre lecteurs et texte, le
roman à énigme privilégie le caractère analytique et logique de l'enquête comme
processus réflexif qui remonte du crime à ses origines. La constitution du
mystère en problème tend à réduire les rôles et les thèmes aux nécessités d'une
mécanique répétitive. La structure inversée qui reconstitue le récit du crime à
rebours a pour conséquence une perte d'épaisseur psychologique chez le
personnage romanesque mais aussi, comme le postule Uri Eisenzweig, une certaine
« impossibilité » (terme volontiers provocateur auquel on pourra
préférer celui de paradoxe) narrative : selon le pacte de lecture postulé
par ce genre, le récit du crime doit être à la fois absent (pour que le mystère
subsiste) et présent (pour pouvoir être reconstitué à travers les indices par
l´enquêteur et le lecteur).
2) Plusieurs
variations sont possibles, que ce soit au niveau de la macrostructure, de la
distribution des rôles et des fonctions, voire des motifs principaux.
a) Ainsi, au niveau
de la macrostructure on peut trouver une variante significative: l´intrigue
inversée (le lecteur connaît le récit du crime, l´intérêt du récit d´enquête se
déplace sur le comment de la reconstitution établie par l´enquête). Inaugurée
par la série John Thorndyke d´Austin Freeman
, la version la plus globalement connue reste celle de la série télé
Columbo
https://en.wikipedia.org/wiki/Inverted_detective_story
Plusieurs variations mineures sont aussi possibles,
dont l´accumulation de différentes solutions concurrentes de l´énigme
principale jusqu´à présentation de celle qui les dépasse toutes (forme la plus
simple : l´opposition entre la version de l´accusation et celle de
l´avocat Perry Mason lors de l´inévitable procès final, à la limite des
“court-room dramas”; forme accrue : Le club des détectives d´A. B. Cox).
b) Pour ce qui
est des rôles et des fonctions, on peut trouver des permutations plus ou moins
ingénieuses (l´enquêteur est le criminel, le criminel est le tout premier
suspect que l´on croyait blanchi, voire le criminel est le propre narrateur).
c) Pour les
motifs, il en est des structurants (la chambre close), d´autres qui imposent
plutôt un personnel et des situations-types particulières (les meurtres dans
les campus, dans les croisières, etc.).
B) Roman du
« gentleman cambrioleur » qui substitue à la structure duelle de
l´enquête celle de la préparation et exécution du vol, marquant une inversion
axiologique tout aussi ludique que le modèle principal (Raffles vs
Sherlock). Il peut se situer à la
frontière du roman d´aventures, marqué par la tradition des biographies
criminelles ambigües (où le criminel est à la fois exalté et moralement
condamnable) : Arsène Lupin. Ce sous-genre, quoique beaucoup plus
minoritaire que celui du roman d´enquête, va survivre au Golden Age comme
en témoigne le succès télévisuel de Simon Templar The Saint ou sa variante
parodique la Panthère rose.
C) Le roman à
énigme classique axé sur la victime constitue une catégorie liminaire et
problématique : il constitue en fait la première mouture du genre de la
victime persécutée qui va s´autonomiser en récit de suspense, ce procédé
s´hypertrophiant jusqu´à éclipser la dimension énigmatique (Mary Roberts
Rinehart)
D) Hybridations
génériques:
1) L´énigme
historique est en passe de devenir la forme dominante qui se substitue à la
mouture classique, jugée trop fixée dans ses formules. Popularisé dans les
années 70 par l´œuvre de Peter Lovesey, Ellis Peters ou Ann Perry, intronisé
par Eco dans Le Nom de la Rose (1980), cette hybridation entre le récit
d´énigme classique et le roman historique cumule les attraits de ces deux
genres qui dominent le champ littéraire de la grande consommation. Elle permet
d´échapper au schématisme de plus en plus décrié de la formule du roman à
énigme en lui apportant un « supplément d´âme » à travers la
reconstitution plus ou moins minutieuse et dépaysante de conditions historiques
éculées.
2) À la limite du fantastique, certains romans à énigmes se situent dans la tradition du "mystère expliqué" qui remonte aux romans gothiques d´Ann Radcliffe, exposant l´élucidation rationnelle d´une intrigue qui apparaît initialement comme surnaturelle. Selon le schéma classique introduit par Todorov l´hésitation fantastique est ainsi résolue par le triomphe du paradigme rationaliste.
Toutefois il existe une variante de "détectives de l´étrange" qui, tout en suivant le modèle sherlockien, affrontent des énigmes qui restent irréductiblement surnaturelles (le modèle classique en étant Thomas Carnacki de W. H. Hodgson).
3) Le récit
d´enquête peut aussi, de par la fixité de ses formules, être transposé dans
d´autres genres, aussi éloignés semblent-ils (les récits de mystères robotiques
d´Asimov, ou les incursions dans la Fantasy du type Sherlock Gnome)
4) Un cas-limite
serait la mobilisation des structures du récit d´enquête pour l´appliquer à l´essai,
de l´holmésologie critique aux élucubrations de Pierre Bayard, mais aussi de
cet envers paradoxal de l´érudition holmesienne qu´est la
« ripperology »
III) Roman Noir
Délibérément
opposé au modèle du roman à énigme tel qu´établi par les écrivains du
« Golden Age », le Roman Noir a surtout été catégorisé dans ses
oppositions formelles et thématiques à son rival-repoussoir. Ce serait, face à
l´hypertrophie de l´énigme intellectuelle, le domaine de l´action violente;
face à la structure rigoureuse et contraignante, une forme élastique; face à la
proscription de la psychologie et des circonstances sociohistoriques, le retour
brutal de celles-ci érigées en vecteurs dominants du récit. Historiquement,
l´impact de la Grande Guerre et de la Prohibition, puis de la Grande
Dépression, semblent à la fois déterminer cette coupure radicale avec
l´idéologie conservatrice de la forme mise au point par l´âge edwardien de
l´Empire britannique et marquer l´irruption des forces sociopolitiques au sein
même de l´intrigue policière.
Ce régime d´opposition détermine aussi un type
d'écriture. Face à la réduction du langage comme formulation de la rationalité
chez Poe ou Conan Doyle et son corollaire, le parti pris d'un minimalisme
descriptif, s´affirme dans le roman noir un langage ouvert à toutes les
variations sociolinguistiques (allant des métaphores ironiques du narrateur
jusqu´à l´argot le plus cru) et toutes les inflexions des affects, marquant
ainsi le lien indissoluble entre langage, société et psychisme. L'insertion
d'unités descriptives articule l´immense variété de l'espace topologique et
sociologique, établissant une vraie poétique, voire mythologie, de la jungle
urbaine (v. Tadié)
Toutefois, sous l´influence du modèle du roman à
énigme, les catégorisations du Roman noir le réduisent le plus souvent à sa
première variante, celle du récit d´enquête, au détriment de ses autres
variantes, pourtant plus caractéristiques.
A) Roman Noir d´Enquête
1. Il conserve
le canevas du roman à énigme mais substitue à sa structure régressive et duelle
une enquête dynamique qui devient le centre du récit, quitte à éclipser la
reconstitution du récit du crime préalable qui s´avère souvent irrésolu et
irrésoluble, (aspect qui va devenir dominant dans l´évolution contemporaine du
« Néo-Noir »). Le caractère
événementiel de l'enquête elle-même prend le dessus, privilégiant le faire sur
le dire et faisant coïncider le récit avec l'action (v. Reuter, ch. 4)
Ce récit prospectif permet d´explorer l'obscurité
et le désordre de la ville mais aussi de la vie au milieu du capitalisme
sauvage, tandis qu´émerge un nouveau personnage qui en est à la fois le reflet
désenchanté (empruntant des traits antihéroïques) et le seul redresseur de
torts possible (aspect chevaleresque appuyé par Chandler). Il s´agit du
hard-boiled dick (détective privé dur-à-cuire), cynique rejeton des surhommes
justiciers du roman populaire, à mi-chemin entre les divers milieux explorés
par le récit, des forces de l´ordre (souvent corrompues) à la pègre (souvent
présentée de façon ambigüe, car tout aussi déterminé sociologiquement que le
reste du personnel romanesque). Outre le détective (figure liminaire entre le
policier et le malfrat), il peut s´agir d´un journaliste (lui aussi tiraillé
entre la déontologie et la corruption propres au Quatrième Pouvoir) .
1. 1. Parmi les
figures de transition entre détective classique et noir, celle de Maigret
est sans doute la plus marquante. Malgré l´influence de la formule de l´énigme
classique, une certaine sensibilité « noire » marque le récit
(Simenon, connaisseur de la littérature états-unienne et de la pègre, est aussi
auteur de « romans durs »). Maigret partage des traits avec le détective
hard-boiled malgré sa condition de policier soumis à la routine bureaucratique;
son regard distancé le place en situation liminaire entre les milieux sociaux,
plutôt axés ici sur la petite, moyenne et haute bourgeoisie.
2. Un autre
sous-genre émerge lorsque le détective privé fait place au policier,
ouvrant sur une collectivisation de l´intrigue et de l´enquête: la police procedural. Pluralisation des
récits d´enquête (et des enquêteurs) ainsi que des récits de crime, articulés
par une structure de l´enchâssement narratif (d´où l´importance du thème du hasard
et des coïncidences), d´où émerge un portrait choral à la mesure de la ville et
des différents milieux qui la constituent (dans le droit fil des
« mystères urbains » du XIXe siècle)
3. Lorsque la
corruption est généralisée (et c´est souvent le cas), la frontière entre crime
organisé, milieu des affaires et milieu politique s´estompe jusqu`à englober
l´ensemble du corps social. On est alors face à des récits de complot, où il
s´agit avant tout de tenter d´exposer la criminalité globale du système,
souvent débouchant sur une victoire pyrrhique et toute provisoire de l´enquêteur
(journaliste, avocat, détective, jeune politicien) ou son échec. Le néopolar
français, marqué par le désenchantement post-soixante-huitard, s´en fera une
sorte de spécialité, mettant de l´avant et explicitant l´aspect politique du
roman noir déjà inscrit dès sa naissance.
B) Le Roman
Noir du criminel
change dramatiquement l´angle du schéma classique du roman à
énigme.
1) Sa variante
la plus notable est le Roman du Gangster, qui reprend le relais du roman
criminel d´Ancien Régime et de la Newgate Novel à la naissance du gangstérisme
moderne qui renouvelle entièrement l´imaginaire social des « classes
dangereuses » et du crime.
a) Il peut
s´agir d´une véritable biographie criminelle sur le principe tragique ancien du
« Rise and Fall of Princes » (d´où les nombreux échos shakespeariens) :
Little Caesar, Scarface, etc.
b) Ou plutôt
d´une radiographie chorale d´un milieu criminel, soit sur un plan diachronique
soit synchronique. L´exemple le plus célèbre reste la trilogie du Parrain,
librement adaptée du roman éponyme de Mario Puzo. Le conflit (et les
complicités souterraines) avec les forces de l´ordre peut prendre une place
importante, permettant des variantes similaires au police procedural (d´où des formes hybrides qui combinent les deux,
du type The Wire).
Une autre
variante, de plus en plus populaire, est celle de l´agent infiltré qui doit
vouvoyer entre le milieu criminel et son appartenance au corps policier, articulant
le récit autour de la tension dialectique entre les deux.
c) Des sous-genres
émergent autour de situations-types du script criminel, notamment :
c.1. Les fictions
de casse (heist) imposent leur propre structure, axée sur la préparation,
l´exécution et les lendemains de l´opération, caractérisé par le suspense
(limites avec le roman policier de suspense) mais aussi l´analyse du milieu
criminel, voire la contraposition avec les autres milieux avec lesquels il a à
interférer.
c. 2. De même
les romans de prison mettent en vedette le milieu humain au sein d´un milieu
clos (vs la jungle urbaine, dont il s´agit ici comme d´un condensé au danger
exponentiel), souvent axé sur une tentative d´évasion, ce qui le rapproche de
la structure du « heist » caractérisé par le suspense (encore limitrophe
avec le roman de suspense)
c.3.
L´opposition du « loup solitaire » avec le milieu des gangsters,
motivée par une vengeance ou un conflit d´intérêts. Dans le premier cas on
retrouve la structure des « tragédies de la vengeance »
élisabéthaines, dans le deuxième on peut trouver des échos de roman picaresque
(et ses conflits héroï-comiques entre malfrats) ou du hard-boiled dick, dont le
criminel solitaire est ici l´envers (mais qui peut tout aussi bien
« nettoyer » à vide ses adversaires).
c. 4 La
transposition du milieu criminel dans un environnement rural transforme les
motifs du crime organisé en une sorte de parodie dégradée. Ce que l´on appelle
le « backwoods noir » rejoint
ainsi l´imaginaire décadent de la ruralité atavique introduite par les
romanciers naturalistes. Cela peut aller de la comédie loufoque (Fantasia chez les ploucs) jusqu´aux
abords de l´horreur (Harry Crews), comme en témoignent diverses « redneck
movies » étudiées par Maxime Lachaud dans son ouvrage éponyme. On touche
là à l´autre versant du roman criminel noir :
2) L´autre grand
sous-genre du roman noir du criminel est celui du loser ou fall guy,
cumulant son rôle avec celui de la victime. On retrouve là la longue tradition
des histoires tragiques et des faits divers, mais aussi des tragédies de la
Fatalité.
2.1 Complément
souvent exploité de cette figure est celle de la Femme Fatale, par qui la
tragédie arrive (souvent connectant le type innocent avec le milieu criminogène
ou l´intrigue meurtrière –cas classique du triangle amoureux, variante
« noire » du schéma tragique de l´amour contrarié, défini par Denis
de Rougemont comme archétype du sentiment amoureux occidental)
2.2 Se
démarquant du couple Femme Fatale-Fall guy on trouve aussi le couple loser,
amants poursuivis par une fatalité qui leur est extérieure et souvent voués à
une cavale sans issue (le prototype restant Bonnie and Clyde).
2.3. Une
variante du loser qui s´érigera en sous-genre émergent d´après-guerre est celui
du roman du « loser psychopathe », limitrophe avec le roman de
suspense voire l´horreur avec lequel on le confond souvent. Là encore c´est
l´emphase du texte (atmosphère « noire » et fatalité socio-psychologique
vs procédés du suspense ou de l´horreur) qui permettra de départager la
dominante générique.
C) Comme dans
le cas du roman à énigme le Roman Noir de la victime est difficilement
distinguable du roman de suspense. Là aussi, tout dépend si le texte emphatise
plutôt la logique narrative du suspense ou le déterminisme du milieu et
l´atmosphère « noire » (œuvre limitrophe d´un William Irish). Les
innocents persécutés (par la Loi ou les gangsters, voire les deux) rejoignent
les losers en cavale dans une galerie de paumés empreinte d´une certaine
poétique de l´échec, voire d´une Weltanschauung
existentialiste (David Goodis, "romans durs" de Simenon). À la périphérie du naturalisme (Nelson Algren), plusieurs figures d´outsiders (Howard S. Beck) sont privilégiées, du boxeur au "hustler", voire le souteneur, tandis que le sous-genre des délinquants juvéniles se situe à la croisée entre roman du criminel et de la victime, oscillant entre les deux selon l´approche idéologique plutôt libérale ou conservatrice.
D)
Hybridations du Roman Noir :
De
par sa grande flexibilité formelle et thématique, le Noir peut facilement
« colorer » divers autres genres (ce fut le cas notamment au cinéma
lors des grandes années du film noir, où l´aspect visuel et iconographique si
singulier permit d´influencer toute la production de l´époque : l´on vit ainsi des westerns noirs, du
« techno-noir », des mélos noirs, voire des comédies musicales
noires…). Parmi les plus visibles, signalons :
1) Aux
frontières du polar et de l´anticipation a émergé un riche courant de SF
Noir dont le rejeton le plus visible reste le cyberpunk (abreuvé aux sources
des pionniers les plus marqués par cette hybridation –P. K. Dick, Alfred
Bester, etc.)
2)
Le mélodrame a souvent eu des zones frontalières avec le roman noir, notamment
à travers ses visions plus naturalistes de la déchéance en milieu urbain
(récits des perdants livrés à des passions destructrices, fatum déterministe qui écrase des personnages fêlés). Zola fait ici
figure de précurseur, de Thérèse Raquin
à La bête humaine. Des auteurs tels
que Nelson Algren ou Erskine Caldwell s´inscrivent à cette croisée, souvent exploitée
dans le film noir (dont les adaptations de ces mêmes auteurs).
3) La question
des frontières entre roman d´espionnage et roman noir se pose dans des œuvres
où la vision « noire » des dessous des rouages du pouvoir prédomine
(souvent à l´intérieur du propre gouvernement, rejoignant les fictions du
complot). L´influence du hard-boiled dick
sur l´espion-aventurier est aussi historiquement avérée par l´influence directe
de Mike Hammer sur James Bond (Spillane crée d´ailleurs sa propre variante du
nouveau type superhéroïque : Tiger Mann)
4) Le noir
historique accentue les stratégies du Noir vs celle du roman à énigme historique,
notamment en puisant dans l´histoire du crime organisé –ou psychopathologique- moderne
(Ellroy, Lahaine).
III) Roman de
suspense (et/ou Thriller)
Il s´agit,
depuis la tripartition canonique de Todorov, de la filière la plus instable et
fragile du roman policier du point de vue théorique et institutionnel. Minorée,
ramenée dans le giron du roman à énigme (Boileau et Narcejac) ou du roman noir
(Todorov), voire simplement ignorée, elle a pourtant acquis une certaine
autonomie dans le discours critique (Reuter, ch. 5) et dans l´œuvre de certains
auteurs consacrés (Irish, Hitchcock, Highsmith, Mary Higgins Clark) voire dans
certains sous-genres, tel le giallo
cinématographique.
Contrairement
aux autres catégories, la dominante structurelle (Jakobson) est ici un procédé narratif,
celui du suspense, hérité du roman populaire (dont les célèbres
« cliffhangers » propres au roman-feuilleton et les sombres appréhensions
du roman gothique) et dont l´effet visé est de générer un affect (l´angoisse
ou, plus généralement, les « thrills » auquel renvoie le terme de
« thriller »). On voit là comment on a pu le considérer à la fois
comme relevant du roman à énigme et du roman noir, puisque tous les deux
peuvent se prêter à un traitement axé sur la tension anxiogène. Dans le premier
cas c´est la mécanique intellective qui est invoquée, dans le deuxième c´est
l´atmosphère noire qui prime.
Historiquement,
c´est au sein du « golden age » du roman à énigme que l´on voit se
transformer le legs du roman gothique de la femme persécutée en « mystery novel » du type
dit « Had-I-But-Known » (Mary Roberts Rinehart), modèle qui allait
longtemps continuer et dont Hitchcock allait faire une de ses spécialités (v. Rebecca). Mais, significativement, le
suspense prospère aussi au sein du roman noir, comme en témoigne l´œuvre de
William Irish, souvent invoqué comme exemple suprême de ces deux variantes du
roman policier. Si l´on compare Irish ou Highsmith avec Rinehart on retrouve, outre
l´opposition entre « ratiocination » analytique et action, celle
entre vision du monde « noire » et domesticité edwardienne.
A) Le
suspense-enquête
Il s´agit de
la catégorie le plus souvent évoquée par la critique depuis Todorov. On y
retrouve parachevée la fusion entre deux rôles généralement opposés dans les
autres variantes, celui de l´enquêteur et celui de la victime, ce qui a souvent
mené à dire qu´il s´agit là du roman policier de la victime. La figure
privilégiée en est celle du faux coupable qui doit démontrer son innocence
(série The Fugitive), poursuivi à la
fois par les forces de l´Ordre et par le véritable criminel qui veut s´en
débarrasser. Contrairement aux enquêteurs professionnels des autres courants, ce sont ici des citoyens ordinaires qui doivent faire preuve d´ingéniosité et de débrouillardise (plus proches en cela de la métis grecque plutôt que de l´analyse rationaliste du "whodunit" ou de la force brute du noir).
L´enquête est toujours contre la montre et contre la mort,
combinant la mécanique formelle et les thèmes existentialistes de l´angoisse
primordiale (Angst) et de l´Être-pour-la-mort (cas-limite :
l´enquêteur est littéralement la victime du crime qui a juste quelques heures
pour trouver son meurtrier avant de trépasser –D.O.A, film de 1949).
Autour de
cette dramaturgie essentielle les situations-type peuvent varier : enquête
pour retrouver un être cher kidnappé avant qu´il ne soit trop tard, pour
déterminer si votre partenaire planifie votre élimination (variante domestique
aux accents « gothiques ») ou si des gangsters ou des politiciens
corrompus veulent vous faire porter le chapeau d´un crime qu´ils ont commis
(variante proche de la mythologie et du personnel du roman noir).
B) Le suspense-criminel
Dans sa
variante criminelle, le roman de suspense déplace sa mécanique fondamentale au
traitement des meurtres. Si l´enquête était menée sur fond de mort imminente,
les récits de crime vont prendre ici le dessus comme élément anxiogène.
1) Lorsque le
tueur s´érige en personnage principal, nous
avons des récits où le suspense se déplace vers la mécanique qui mène à l´exécution des crimes et les menaces qui pesent sur son propre sort (pourquoi, quand et qui frappera-t-il? Réussira-t-il
à éluder la police?). Comme
l´enquêteur du suspense, il s´agit ici d´un citoyen ordinaire aux
antipodes du criminel professionnel du roman noir (le gangster est
d´ailleurs souvent son antagoniste, v. Irish), pris dans une dynamique tout aussi cauchemardesque que celle de l´innocent persécuté (v. Patricia Highsmith). Souvent à la croisée entre le criminel intellectuel du
roman à énigme et le loser du roman
noir, le criminel du récit de suspense est livré à sa propre débrouillardise, devant faire preuve d´une grande capacité d´improvisation face à l´accumulation de déboires qui compliquent à chaque fois ses projets, de l´exécution du crime à ses conséquences inattendues.
2) Inversement, lorsque le suspense est plutôt placé sur ses victimes, émerge le tueur mystérieux qui constitue une menace pour le groupe
qui porte l´identification lectrice. L´emphase est moins dans le récit
d´enquête qui vise à le démasquer (souvent littéralement) que dans l´angoisse
que suscite son macabre jeu de massacre (le « count-down »).
Ironiquement, c´est un texte-limite du roman à énigme classique, les 10 Little Indians d´Agatha Christie, qui
va donner naissance à un véritable sous-genre qui en hypertrophie le
fonctionnement jusqu`à éclipser, par sa poétique du meurtre, la dimension
originelle de l´enquête : le giallo
cinématographique.
3) Du tueur mystérieux on passe, historiquement, au psychopathe. Figure
désormais hégémonique, héritée du “loser
psychopathe” du roman noir et du grand criminel du roman d´aventures policières,
le serial killer se prête
parfaitement à la mécanique du suspense, constituant en lui-même une sorte de
sous-genre aux limites de l´horrifique (la différence réside encore une fois
dans la dominante esthétique, à savoir si l´emphase est placée sur l´horreur
graphique de ses actions et sur la monstrification du personnage plutôt que sur
les procédés de suspense).
Deux perspectives s´ouvrent autour de cette figure: celle de la chasse à l´homme, placée plutôt sur l´axe de l´enquête (inaugurée par des oeuvres atypiques du Golden Age telles que Murder Gone Mad de P. MacDonald ou Cat of Many Tails d´Ellery Queen -et, au cinéma, M. de Fritz Lang) et celle de la cavale sanglante, axée sur le parcours du criminel (modèle classique de Rendez-vous with Death ou The Bride Wore Black de William Irish, le premier filmé significativement en version giallo par Umberto Lenzi) jusqu´à en épouser souvent le point de vue (Killer On the Road d´Ellroy, etc.).
4) Lorsque
c´est la relation dialectique entre le criminel et sa victime qui est source de
suspense (variation autour de la dialectique hégélienne du maître et de
l´esclave) nous pouvons avoir alternance de points de vue ou, plus
dramatiquement, restreindre à celui qui offre un plus grand potentiel
anxiogène. Les récits de kidnapping (v. l´insoutenable The Vanishing de Tim Krabbé), mais aussi les hésitations domestiques du
type « Had-I-But-Known » se prêtent particulièrement à ce traitement.
C)
Hybridations génériques
De par son
flou constitutif et la transmigration généralisée du procédé narratif du
suspense, cette catégorie se prête à des multiples hybridations. Parallèlement,
les frontières poreuses permettent de désigner par l´appellatif
« thriller » des œuvres de plusieurs genres dès lors que l´on
considère que la mécanique du suspense prédomine.
1) Déjà
signalées, ses limites avec l´horreur sont souvent floues, comme en témoignent
entre autres le cas ambivalent de Psycho
et des fictions de serial killers en
général, mais aussi les productions de Richard Bachman (pseudonyme initial de
Stephen King). La différence de traitement reste toutefois notable : à
titre d´exemple, la mutation cinématographique du slasher à partir du giallo
marque le passage du suspense à l´horreur par intensification du jeu de
massacre aux dépens de la dialectique de l´énigme et de l´enquête et par
réduction du tueur à l´archétype du monstre primordial.
2) On parle de
« psychological thriller » pour des fictions où l´analyse de cas
psychopathologique est structurée autour d´effets de suspense (inquiétudes
quant à la santé mentale d´un proche, voire d´un même personnage à l´égard de
sa propre psyché).
3) Le terme de
« spy thriller » renvoie parfois abusivement aux fictions
d´espionnage dans leur ensemble alors que, de par leur autonomisation dans les
années d´après-guerre, la tradition critique et le champ littéraire de grande
consommation tendent à les distinguer radicalement du roman policier. L´usage
restreint du terme nous semble plus approprié lorsque la fiction d´espionnage est
toute entière articulée par le suspense (cas canonique de l´innocent que l´on
méprend pour un agent secret, rejoignant la thématique de l´innocent persécuté;
préparation d´une action terroriste d´envergure internationale, etc.).
4) Plus
globalement, la catégorie du « thriller », plus vaste et floue que
celle de « récit de suspense », peut fonctionner comme véritable
fourre-tout, comme lorsqu´on évoque le genre hégémonique dans les blockbusters
de « l´action thriller », mutation du récit d´aventures policières par
surenchère de suspense interposée. Plusieurs scripts du roman noir (romans de casse, d´évasion, de chasse à l´homme ou de réglements de compte) peuvent ainsi recevoir un traitement où le suspense et l´action prennent le dessus sur le milieu socio-économique jusqu´à en éclipser les idéologèmes et les sociogrammes d´origine (ou les réduire à des simples clichés).
Il va de soi
que ces différentes variantes se présentent rarement comme des essences « chimiquement
pures » et que toutes les combinatoires sont, ici comme partout ailleurs
dans l´univers protéen de la fiction, possibles. Récits noirs construits sur le
modèle des récits d´énigme classique, récits d´énigme avec forte coloration
« noire », récits de suspense combinant les deux autres sont non
seulement concevables mais récurrents. L´important, en vue de l´utilisation heuristique
de classifications typologiques telle que celle que nous tentons d´apporter ici,
est d´être attentif à ce que les différentes combinatoires et dominantes
permettent de développer au sein du texte particulier qui les articule, et,
partant, aux divers horizons de sens qui s´y activent.
«
Some years ago I devised, as an
experiment, an inverted detective story in two parts. The first part was a
minute and detailed description of a crime, setting forth the antecedents,
motives, and all attendant circumstances. The reader had seen the crime
committed, knew all about the criminal, and was in possession of all the facts.
It would have seemed that there was nothing left to tell. But I calculated that
the reader would be so occupied with the crime that he would overlook the
evidence. And so it turned out. The second part, which described the
investigation of the crime, had to most readers the effect of new matter”
Pour u
ne longue liste
de Hard-boiled Dicks
v.
Vázquez de Parga, Mitos de la novela
criminal: Continental Op (19
23), Sam Spade, Bill Crane (19
34) Lemmy Caution (19
36), Mike Shayne (1939),
Philip Marlowe (id.)
, Max Thursday (19
47)
, Mike Hammer (id.
),
Lew Archer (19
49),
Shell Scott (19
50),
Nestor Burma, etc. La variante du journaliste : Kent Murdock de
Harmon Coxe 1935, Daniel Mainwaring de Geoffrey Homes 1936, etc.